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TARDE.catégories logiques et institutions sociales

Cela dit, continuons notre analogie en observant le caractère illimité des combinaisons auxquelles la langue se prête. — Comme l’espace est inépuisable en formes toujours nouvelles, c’est-à-dire en jugements de localisation indéfiniment variés et accumulables, une langue ne tarit pas de phrases et de discours, c’est-à-dire de jugements de nomination différemment combinés. Mais de là, aussi, la vertu illusoire qui semble inhérente à la langue comme à l’espace, et qui a porté si longtemps les plus grands hommes, qui porte encore tant d’hommes de talent, à se persuader que l’essence et la quintessence de toutes choses est d’être formulables en mots ou d’être décomposables en formes et en mouvements : double illusion qui valait à la grammaire et à la géométrie chez les anciens, pour ne pas dire chez les modernes, l’honneur d’être à elles deux la science tout entière, hors de laquelle rien ne paraissait mériter le nom de vérité, si ce n’était la physique et la théologie. C’était dire, implicitement, que, après les divinités et les corps, mais bien plus lumineusement, la Langue et l’Espace étaient les réalités par excellence. On peut voir cette antique superstition se survivre dans l’aphorisme de Condillac, suivant lequel, en plein xviiie siècle, « une science n’est qu’une langue bien faite ». Aujourd’hui, nous sommes un peu revenus, en ce qui concerne la langue, de notre naïveté première, mais pas autant que nous le pensons. Et. quant à l’espace, malgré les spéculations récentes sur l’espace courbe, notre ingénuité primitive paraît incurable[1].

Mais ce n’est pas seulement à l’espace, c’est au temps, que j’ai comparé la langue. Effectivement, il y a, en tout idiome, une dualité fondamentale, celle du nom (ou de l’adjectif) et du verbe, de la déclinaison et de la conjugaison. L’ensemble des noms et des adjectifs constitue l’espace linguistique ; l’ensemble des verbes constitue l’analogue linguistique du temps. La combinaison de ces deux aspects — distincts, mais inséparables — est nécessaire pour la formation de la phrase, comme la combinaison de l’espace et du temps, également distincts, mais inséparables, est nécessaire pour la formation du mouvement, d’où dérive toute forme. — On peut se demander, en

  1. On peut appliquer à toute langue, au degré près, la remarque profonde de Cournot relative à la langue de l’algèbre. « Il n’en est pas, dit-il, de l’algèbre comme des notations chimiques qui ne rendent que ce qu’on y a mis avec préméditation. Tout au contraire, il n’y a rien de plus épineux pour l’algébriste que d’accepter, puis de comprendre, puis d’expliquer aux autres les conséquences auxquelles la langue de l’algébre le conduit malgré lui, et comme de surprise en surprise : cette langue qu’il ne façonne pas à son gré, qui s’organise et se développe par sa vertu propre, étant encore plus un champ de découvertes qu’un instrument. »