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la vie sociale. Enfin, à force de parler de même, les hommes finissent par penser à peu près de même. Chaque mot exprime une notion, une découpure arbitraire du réel, imposée par la société, et qui d’elle-même ne se serait pas produite dans l’esprit de l’enfant, lequel, en revanche, livré à lui-même, eût conçu bien des notions que l’envahissement des idées sociales virtuelles, je veux dire des mots, empêche de naître. On voit bien chez les jeunes enfants[1] cette tendance de l’esprit à former des idées générales auxquelles ne correspond aucun mot de la langue. Ainsi, la forme déteint sur le fond ; l’unité de la langue grecque et l’ignorance méprisante où étaient les Hellènes des idiomes étrangers, ne sont pour rien dans l’harmonie de la pensée grecque. À coup sûr, comme on en a fait la remarque bien souvent, la métaphysique des philosophes grecs leur a été suggérée irrésistiblement par lc prestige souverain de leur langue, beaucoup plus que par l’observation de la nature.

La langue est donc, pour ainsi dire, l’espace social des idées. La comparaison paraîtrait plus juste ou plus frappante, si l’évolution sociale qui a conduit à ia formation des langues avait déjà eu le temps d’aboutir à son terme, comme l’évolution spirituelle qui a produit l’idée de l’espace a atteint le sien. Cette remarque s’applique aussi bien aux autres catégories comparées. Les catégories sociales sont toujours moins nettes, moins arrêtées, moins absolues, que les catégories spirituelles, individuelles, correspondantes, par la raison bien simple que la société est toute jeune et que l’individu spirituel est très antique. Le terme de la transformation linguistique, quel sera-t-il ? Assurément, dans quelques siècles, une langue unique et universelle, qui se distinguera par son caractère éminemment rationnel. Eh bien, l’espace, tel que l’esprit humain le conçoit, l’espace catégorique intellectuel, supérieur aux sensations qu’il coordonne, ne s’est lui-même sans doute formé qu’à la longue ; il a été précédé dans le crépuscule mental des animaux inférieurs, par des espaces sensationnels, multiples, par un espace tactile, un espace visuel, un espace sonore, juxtaposés et non encore fondus. L’espace pur et simple, géométrique, est la langue universelle et rationnelle des sensations. Peut-être est-ce parce qu’elle est unique à présent, que nous la jugeons si parfaitement rationnelle, comme nous jugerions parfaitement logique tout ce qui serait grammatical s’il n’y avait qu’une seule langue connue. Il n’en est pas moins vrai que la notion de l’espace renferme des étrangetés inexplicables, par exemple ses trois dimensions, où son origine sensationnelle apparaît.

  1. Je renvoie sur ce point aux analyses bien connues de M. Taine, dans son livre sur l’Intelligence.