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TARDE.catégories logiques et institutions sociales

résidu des mythologies, par la même raison qu’aux temps postérieurs elle a été, nous le savons, le résidu des mœurs, des lois, des connaissances, des événements historiques. À coup sûr, le privilège, fort rare aux temps primitifs, d’être dénommé, n’a pu appartenir qu’à des phénomènes jugés merveilleux par tous les membres de la tribu, et jugés tels parce que l’attention de tous a été dirigée sur ces faits par quelqu’un[1]. De là une série d’apothéoses philologiques, qui expliquent la forme essentiellement personnifiante de la phrase en tout idiome[2].

Or, grâce à la langue, et quelle que soit d’ailleurs son origine, l’ordre s’établit, un ordre relativement admirable, dans le fouillis des visions et des hallucinations contradictoires qui troublent le cerveau des premiers âges. Quand chacune de ces apparitions (phénomènes) a un mot qui lui correspond, elles se trouvent toutes localisées pour ainsi dire, mises à une place distincte dans les grands compartiments du dictionnaire et de la grammaire ; et si elles se contredisent encore, au moins ne se confondent-elles pas, ce qui permet à leur contradiction d’apparaître à son tour et de donner lieu à l’élimination d’une partie d’entre elles. En outre, les jugements de nomination qu’implique l’expression d’idées quelconques ne se contredisent jamais dans un même idiome, du moins quand on le parle correctement ; et souvent ils se confirment, de même que les jugements de localisation géométrique ou chronologique portés sur des sensations quelconques. La langue est un arrangement logique préexistant qui est donné à l’homme social, comme l’espace et le temps sont donnés à l’homme individuel. Et, si c’est du jour où le moule de l’idée d’espace et de temps s’impose à ses sensations que le nouveau-né entre vraiment dans la vie psychologique, c’est du jour où l’enfant commence à parler qu’il entre dans

  1. Ou bien parce que des caractères exceptionnels ont signalé ces objets, par exemple, le soleil, la lune, les étoiles.
  2. M’objectera-t-on que nous voyons force tribus sauvages de nos jours réduites à une pénurie presque complète d’idées religieuses, malgré la richesse et la perfection de leur idiome ? Mais, s’il est vrai que la langue soit une alluvion antique de la religion, le fait ne doit pas surprendre. Il est en Asie Mineure, par exemple, bien des cours d’eau très maigres, presque toujours taris, qui traversent de larges et fertiles plaines ; et l’on ne dirait jamais, si l’on n’en avait la preuve irrécusable, que ces plaines sont simplement le limon accumulé de ces rivières. — Du reste, le lien intime, profond, qui rattache les unes aux autres les origines mythologiques et philologiques, est senti par tous les philologues et par tous les mythologues. Ceci est hors de doute. Mais les philologues ont été plus loin et ont prétendu parfois voir dans les mythes une maladie de croissance de langage. Ici l’insuffisance de leur point de vue saute aux veux. Si cette insuffisance est reconnue, il ne reste plus, forcément, qu’à faire naître les mots des mythes, et non les mythes des mots.