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naître à la religion ce mérite d’être ou d’avoir été socialement une condition d’accord logique, aussi fondamentale que l’objectivation l’est individuellement. C’est Seulement ainsi qu’on peut s’expliquer l’universalité, aujourd’hui reconnue par les mythologues les plus éminents[1], d’une foi religieuse chez tous peuples. Si la religion était fille de la peur, sa présence dans les tribus et les cités les plus braves serait une énigme ; si elle était née de l’imposture, il faudrait nier qu’il y eût çà et là des peuples clairvoyants. Si elle était le fruit du despotisme, la verrait-on fleurir parmi les nations ou les peuplades les plus libres ? Mais toute difficulté s’évanouit si elle est fille de la raison, de la faculté qui coordonne et systématise, et l’un de ses premiers-nés, au même titre que l’idée de substance et de cause.

Tout nous porte à croire qu’il y a eu, dans les sociétés primitives, une véritable débauche de création mythologique, une exubérance de divinités qui, séparément, contribuaient à l’accord social, mais, par leur nombre excessif, par leurs batailles incessantes, tendaient à ramener l’anarchie. Il fallait percer d’avenues cette forêt, débrouiller cette broussaille. Par bonheur, les langues naissaient en même temps que les religions, et, je crois, naissaient d’elles quoiqu’elles aient beaucoup aidé ensuite au développement de celles-ci. Renversant la thèse, démodée du reste, de Max Müller sur les mythologies considérées comme des maladies de croissance du langage, je penserais volontiers que la parole est une conséquence de la floraison et de la succession des mythes. Parler, en effet, c’est essentiellement personnifier, animer divinement toute chose, qualité ou action, qui devient un être existant par soi et doué d’une puissance prestigieuse ; et il me semble que, dans les idiomes naissants surtout, cet animisme linguistique reflète étrangement, au lieu de lui servir de modèle, l’animisme mythologique d’où les cultes les plus nobles sont issus. Je ne puis comprendre les mots primitifs que comme des espèces de fétiches sonores, produits spontanés de l’adoration des objets naturels ou des actes humains les plus frappants, dont le nombre a grossi à mesure que cet émerveillement ou cet effarement religieux saisissait de nouveaux objets et de nouveaux actes, cessant de s’attacher aux anciens. Une racine verbale ne serait donc qu’une idole usée et conservée pourtant[2], et une langue ne serait que le détritus séculaire de fétichismes préhistoriques, de religions naïves successivement éteintes, la cendre en quelque sorte des antiques feux sacrés. La langue des premiers temps a dû être le

  1. Notamment par MM. Albert Réville et Tylor.
  2. De même qu’un lieu n’est que le souvenir d’un corps disparu, et de même qu’un moment n’est que le souvenir d’un ancien phénomène évanoui.