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TARDE.catégories logiques et institutions sociales

dynastie ou d’une noblesse, d’un corps essentiellement souverain qui est réputé l’exécuteur autorisé des commandements divins.

Des dieux, donc, tout procède ; aux dieux, tout revient ; ils sont la réponse obligée et facile à tous les problèmes de physique et de cosmogonie, à tous les embarras de la conscience. C’est eux qui soutiennent le monde et le dirigent ; aussi sont-ils le sujet de tous les jugements d’un ordre un peu élevé, pendant que les corps matériels continuent à être le sujet des jugements inférieurs. Effectivement la notion de divinité joue le même rôle dans l’intelligence sociale que la notion de matière et de force dans l’intelligence individuelle, et le déisme est aussi essentiel à la première que le réalisme à la seconde. À la foi absolue et naïve qu’inspirent les mythes religieux des âges reculés rien ne se peut mieux comparer que la foi profonde de la pensée naissante en la réalité du monde extérieur. Douter des dieux au temps d’Homère même, c’eût été comme si l’un de nos enfants de 10 ans s’avisait de révoquer en doute l’existence des corps, sorte de scepticisme fort lent à venir d’ailleurs, fort rare et très peu contagieux. Si l’irréligion et l’athéisme paraissent faire plus de progrès au cours de la civilisation que l’idéalisme subjectif au cours de la pensée individuelle, la différence n’est qu’apparente ; les athées sont rares et sont toujours les gens les plus portés aux apothéoses ; ils divinisent ce qu’ils appellent la matière et qui est devenu l’Olympe de toutes les puissances universelles, ils divinisent parfois le génie humain sous ses formes les plus éclatantes. C’est seulement en entrant dans le dogmatisme scientifique qu’on sort pour de bon du dogmatisme religieux, non sans en retenir un cachet ineffaçable, indispensable[1]. Dogmatiser est toujours le besoin le plus irrésistible des esprits groupés en face les uns des autres, comme objectiver est celui de l’esprit isolé en face de la nature, je veux dire en face de son propre fouillis d’impressions confuses. Il importe de recon-

  1. Au surplus, ce réalisme supérieur, le déisme, n’est jamais ébranlé, on le sait, sans danger pour l’ordre social. Si l’hypothèse divine est écartée, il n’y a plus rien qui paraisse, je ne dis pas certain, mais obligatoirement croyable ; je ne dis pas bon, mais obligatoirement désirable. Or, c’est là l’essentiel au point de vue de la société. — L’idée de matière est à la fois embarrassante et indispensable en logique individuelle, au même titre que l’idée de divinité en logique sociale, c’est-à-dire en politique. Voilà pourquoi les sciences, qui sont le développement de la logique individuelle par la société, mais nullement de la logique sociale, travaillent souvent à se passer de la notion d’atome, sans jamais pouvoir s’en défaire ; à peu près comme la civilisation, développement de la logique sociale, s’efforce fréquemment d’expulser l’idée de Dieu, sans jamais y parvenir. — Mais nous disons ailleurs que la logique sociale, chez les Européens, cherche à résoudre sa contradiction avec la logique individuelle, en se subordonnant à celle-ci : d’où, à la longue, l’athéisme relatif des civilisations futures.