Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
123
TARDE.catégories logiques et institutions sociales

les localiser, et qui se divisent en deux grandes classes : les dieux bons et les dieux mauvais.

Soyons plus explicites. De même que le premier germe de l’ordre mental a été fourni au cerveau naissant par l’apparition du moi, le premier germe de l’ordre social a été donné à la société primitive par l’apparition du chef. Le chef est le moi social, destiné à des développements et à des transformations sans fin. Mais le jugement de subjectivation, origine de l’esprit, a dû inévitablement conduire aux jugements d’objectivation, les objets n’étant que la multiplication hypothétique du sujet, et le sujet n’étant que l’objet primitif et fondamental ; et pareillement l’intronisation d’un hommem la prostration et l’asservissement d’une foule à ses pieds, ont fatalement amené des apothéoses, les dieux n’étant que la multiplication imaginaire du maître, et le maître n’étant que le premier des dieux. On objective par la même raison qu’on a d’abord subjectivé ; on fait des dieux aussi nécessairement qu’on a dû faire des rois. — D’ailleurs, à y regarder de plus près, l’idée des dieux est déjà impliquée dans celle du maître, comme l’idée des objets dans celle du moi. Le roi apparaît parce que le seul moyen d’accorder un groupe de personnes auparavant sans lien est que la personnalité de l’une d’elles s’étende à toutes les autres, par l’effet de la suggestion prestigieuse. Ce que le chef croit est cru par tous. Mais ce chef, que peut-il croire, si ce n’est ses propres visions qui lui montrent la réalité pleine d âmes déjà divines ? Et que peut-il vouloir, si ce n’est la satisfaction de caprices bizarres provoqués par ses visions ? Ainsi l’essence même du roi est de désigner le dieu. Mais le roi meurt, et son dieu lui survit, car il n’y a pas de raison pour que son dieu soit mortel lui-même. D’ailleurs, après sa mort, il y aurait danger de dissolution sociale si ce moi fascinateur qui a seul animé jusque-là ce groupe humain paraissait détruit. Il est donc jugé persistant, immortel, et ses pensées comme ses volontés passées revêtent un caractère immuable et sacré qui double leur force impérieuse. Par une suite d’apothéoses pareilles, aussi bien que par une suite d’hallucinations magistrales, le ciel mythologique s’accroît jusqu’à ce que, de cette multiplicité de dieux nés pour établir l’ordre, naisse un nouveau chaos, un fouillis de contradictions, d’où l’on sort lentement par un effort de concentration monothéiste. — N’est-ce pas ainsi que le moi changeant et passager crée hors de lui des atomes jugés immuables et immortels ? L’objectivation n’est-elle pas l’apothéose du moi passé et remémoré, du moi immortalisé qui se multiplie confusément au dehors jusqu’à ce que la raison, sorte de monothéisme, se débrouille dans ce désordre où elle introduit l’unité ? et, du reste, cette idée