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TARDE.catégories logiques et institutions sociales

férents qui, chacun à part, se sont accordés avec eux-mêmes comme il vient d’être dit, mais qui se heurtent maintenant et se contredisent entre eux. Un chaos de sensations et d’impulsions hétérogènes qui se pressent et se heurtent : voilà le cerveau du nouveau-né ; et par une sorte de polarisation systématique, l’attraction des grands objets ci-dessus nommés a organisé ce fouillis en faisceaux. Cela fait, un autre problème se pose. Un chaos d’idées et d’intérêts en lutte entre individus distincts et rapprochés : voilà le premier groupe social ; et il s’agit avec cela de former le faisceau le plus fort et le plus volumineux de croyances qui se confirment ou ne se contredisent pas, de désirs qui s’entr’aident ou ne se contrarient pas.

Certainement, dans une mesure limitée, les catégories qui ont opéré l’accord interne de l’individu, peuvent servir à préparer ce nouveau genre d’accord. S’il n’y avait à accorder en société que des perceptions, il n’y aurait nul besoin d’imaginer de nouvelles catégories ; les précédentes suffiraient. En effet, les jugements portés par les différents hommes sur le nombre, le poids, la résistance, la couleur, la distance, le volume, la vitesse des objets s’harmonisent d’ordinaire et se concilient merveilleusement[1]. Les perceptions ne sont donc pas ce qu’il y a de difficile à concilier dans une nation. Elles naissent d’accord, grâce surtout aux jugements géométriques et chronologiques, qu’elles impliquent ; et, quand elles se rencontrent socialement, mises en présence par le langage (sans lequel, il est vrai, remarquons-le, elles n’auraient nulle conscience de leur similitude d’homme à homme, c’est-à-dire de leur vérité dans le seul sens que nous puissions donner à ce mot, elles n’ont qu’à se dévisager pour se reconnaître sœurs. Encore faut-il obsen’er que le langage, en leur donnant le sentiment de leur identité, précise et déploie chacune d’elles par l’effet de leur mutuel reflet et redouble la foi avec laquelle chacune d’elles est saisie. L’Espace et le Temps, tels que nous les concevons, tels que la science les analyse, les ouvre et les fouille, en vue d’y trouver une explication toute mécaniste de l’univers, sont autant que la Matière et la Force, le fruit d’une

  1. Admirons effectivement le merveilleux pouvoir conciliateur de l’Espace et du Temps. Non seulement, en se localisant de ces deux manières, les sensations hétérogènes de chaque état d’esprit individuel parviennent à s’accorder, soit qu’elles cessent d’impliquer contradiction impressions différentes attribuées à des points différents), soit qu’elles se confirment impressions de divers sens relatives à un même point) ; mais encore les états d’esprit produits de la sorte chez des individus distincts concordent toujours, sauf des anomalies morbides, soit qu’ils ne se contredisent pas (états intérieurs d’hommes regardant des paysages différents), soit qu’ils se confirment (états intérieurs d’hommes regardant de différents points de vue le même paysage).