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rant. Est-ce donc le même fruit ? est-ce le même fleuve ? La perception du mouvement donne lieu à des problèmes presque pareils. On attribue tel corps à ce lieu ; mais on se souvient de l’avoir attribué à d’autres lieux. Comment un même corps peut-il occuper divers lieux ? On lève la contradiction en affirmant qu’il ne les occupe pas dans le même instant. Mais qu’est-ce que l’instant ? On crée les corps à l’image intime de soi-même, on les anime, on leur prête une âme, un désir d’action et de changement, une Force. On embrasse dans le même état d’esprit divers corps indépendants, animés séparément de forces autonomes grâce auxquelles diverses sensations appartenant même à un seul sens peuvent être attribuées à chacun d’eux. Or, la simultanéité n’est pas autre chose que l’identité d’un état d’esprit où sont perçus des changements indépendants. Mais la simultanéité, c’est ce qu’il y a d’essentiel et de caractéristique dans l’idée de l’instant, élément du temps. Car la simultanéité de choses séparément changeantes implique en elle quelque chose de commun, la durée. La durée est le souvenir des actions disparues, le fantôme inanimé des forces passées provoquant l’hypothèse des forces, des actions qui auraient pu être aussi et faire partie du même état d’esprit.

En somme, c’est pour prévenir ou apaiser son anarchie intérieure que le moi doit faire appel aux puissances du dehors ; c’est pour établir l’ordre en soi qu’il se projette nécessairement hors de soi, non sans se réfléter dans son objet ; et sa foi dans la réalité extérieure, dans la matière et la force, dans l’espace et le temps, couple de qualités si visiblement suggérées par la sienne, par celle de la croyance et du désir, n’est si tenace et inébranlable que parce qu’elle est pour lui la première condition de vie mentale. — Ajoutons que, pour compléter les catégories logiques dont il vient d’être parlé, la volonté se crée de la même manière la catégorie téléologique du plaisir et a douleur, dualité correspondante, celle-ci, aux deux pôles, positif et négatif, du désir ; car le désir a deux pôles comme la croyance qui est affirmation et négation. L’agitation produite par les impulsions divergentes des divers organes serait sans terme, si, après quelques expériences agréables ou pénibles du goût, du toucher, et des autres sens, le Plaisir et la Douleur n’apparaissaient comme des réalités extérieures, incarnées d’ailleurs dans les objets précédents, et créées tout exprès pour servir d’écoulement à l’activité.

En vertu de nécessités toutes pareilles, le groupe social quand il cherche à se former est obligé de se créer des objets nouveaux pour orienter vers eux, non plus les sensations et les appétits seulement d’un même individu, mais les pensées et les desseins d’individus dif-