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Or, comment ces deux grandes facultés de l’âme sociale, double aspect du même moi social, se sont-elles constituées ? De la même manière que se sont formées les deux facultés correspondantes de l’âme individuelle, double aspect du moi individuel. Les faisceaux familiaux d’abord, puis nationaux, des énergies individuelles envisagées comme intellectuelles ou comme volontaires, c’est-à-dire ce faisceau de crédulités semblablement dirigées qu’on appelle une religion et ce faisceau de docilités semblablement dirigées qu’on appelle un gouvernement, supposent au moins deux points communs de visée, deux foyers produits par cette convergence de rayon, mais deux foyers accouplés, intimement unis et paraissant se rattacher ensemble à un même Être, faute de quoi l’unité sociale se romprait. Cet être imaginaire soit, mais nécessaire, source supposée de tous les enseignements admis et de tous les ordres reçus, incarnation même du vrai et du bien, cet objet créé et inévitablement affirmé par la pensée et la volonté collectives, c’est le Dieu particulier de la famille, de la tribu ou de la cité, dont on sait l’importance capitale dans le haut passé de tous les peuples. Fractionné ou multiplié par l’adjonction de dieux étrangers, il peut donner naissance à un polythéisme tumultueux et transitoire, mais non sans une tendance évidente et prédominante enfin au rétablissement du monothéisme primitif. — Or l’idée de Dieu, si je ne me trompe, joue précisément dans la formation première d’une société le rôle joué dans la formation première du moi par l’idée de la matière. Cet objet dont l’affirmation est impliquée dans toutes les sensations du moi, cette réalité extérieure jugée à la fois substance et force, corps et âme, par l’invincible et naïf réalisme de tous les hommes à l’exception de quelques philosophes tout au plus, n’est certainement pourtant que l’effet du travail d’objectivation dont il paraît être la cause, et qui consiste dans la collaboration des énergies cellulaires du cerveau, envisagées sous leur double aspect, moniteur ou impulsif.

Mais pour que la convergence judiciaire ou volontaire des sensations et des impulsions dans l’esprit, pour que la convergence religieuse ou gouvernementale des jugements et des volontés dans la nation, parviennent à s’opérer, la première condition est que ces sensations et ces impulsions, ces idées et ces volontés, soient mises en communication, s’échangent entre elles, et, par conséquent, possèdent et reconnaissent une commune mesure de leur valeur. Ce moyen d’échange est fourni, en psychologie individuelle, par ces deux entités singulières, l’espace et le temps, — que j’aimerais mieux désigner en un seul mot, l’Espace-Temps, tellement leur lien est intime, — et en psychologie sociale, par cette autre entité non moins