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comme ressort d’action avec l’altruisme objectivement nécessaire comme effet de l’action. Un tel genre d’égoisme d’ailleurs, M. D. le montre bien, ne saurait altérer la valeur morale de la conduite ; est-on égoiste au mauvais sens du mot parce qu’on trouve du plaisir à faire le bien ou à se sentir au moins capable d’en faire ?

La formule que donne ici l’auteur de la solution du problème moral est relativement nouvelle ; mais le fond de l’idée l’est-il au même degré ? Si l’on dépouille cette théorie de la forme spéciale dont il la revêt en la faisant reposer sur le « besoin de se reconnaître une valeur objective à l’égard d’autrui », ne verrons-nous pas reparaître les vieilles difficultés et les théories connues ? S’agit-il en effet du simple plaisir égoïste que nous éprouvons à prendre conscience d’une force, d’une supériorité ? Il n’y a alors rien là de proprement moral, et même ce genre d’orgueil est ordinairement défavorable à l’altruisme. S’agit-il au contraire (et c’est bien ce qu’entend M. Döring) de l’utilité que cette force, cette supériorité peut avoir pour autrui, et du plaisir que procure à l’agent moral l’usage altruiste qu’il fait de ses pouvoirs ? En quoi dépassons-nous alors le principe si communément et si diversement invoqué de la sympathie ? N’est-ce pas la sympathie qui seule peut expliquer le plaisir que nous trouvons, non pas dans la simple conscience de notre supériorité, mais dans les avantages qu’elle nous permet de procurer à autrui ? Ce « besoin de valeur objective » ne serait donc nullement primitif, mais dérivé et complexe.

Nous ne comprenons pas bien non plus comment l’auteur arrive à conclure en faveur de la théorie de la pure bonne volonté. Suffit-il de la bonne volonté pour que nous soyons vraiment capables de rendre service à autrui ? Et si nous ne le sommes pas, quel droit aurions-nous d’éprouver cette satisfaction de nous-mêmes sur laquelle M. D. fait reposer le bonheur, et qui suivant lui-même suppose une réelle « valeur objective », une réelle utilité de notre personne pour les autres ? En dépit de la meilleure volonté, quelle « valeur » peut bien avoir un pauvre pour celui qui demande ns un homme qui ne sait pas nager pour celui qui se noie ?

En terminant, M. D. insiste sur la nécessité si souvent proclamée d’une rénovation des principes moraux ; elle devrait s’appuyer sur une religion de l’idéal qui seule leur donnerait l’autorité pratique nécessaire. Il loue la France d’avoir compris l’obligation pour l’État d’instituer un enseignement public de la morale. La foi religieuse, qu’il est désormais impossible de restaurer dans son intégrité, est devenue incapable de remplir son rôle social et révèle son insuffisance dans cette « divinisation chauvine et païenne d’elle-même » (chauvinistisch-heidnische Selbstvergötterung) à laquelle s’abandonnent les nations. On en croira bien l’auteur, quand on lira, à la page suivante, que « la puissance récemment acquise par l’État de Frédéric le Grand contre ses ennemis extérieurs en a fait le point de mire des nations et l’éclatant modèle proposé à leur émulation ».