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physique. Son travail est au contraire un de ceux qui montrent le mieux cette dépendance.

Il a une croyance morale et il veut savoir la philosophie qui s’accorde avec l’idée qu’il se fait de la vertu. La méthode suivie par M. Serre est une analyse régressive. De même que, étant donnée une sphère, on peut par analyse retrouver les propriétés du cercle, conditions de celle de la sphère, de même M. Serre retrouve les conditions métaphysiques de la vertu telle qu’il la définit. Ces conditions sont l’existence de l’âme et l’existence de Dieu. On ne peut mieux montrer l’étroite liaison de la métaphysique et de la morale.

Mais précisément à cause de cela même, son travail a moins de portée qu’il ne croit. Il peut convaincre ceux qui se font de la vertu la même idée que lui-même, mais les autres ? Car il est faux de dire que tous les hommes sont d’accord sur le vice et la vertu. On est d’accord sur les mots, passez aux choses, vous voyez aussitôt les dissentiments surgir. Le chrétien fait de l’humilité une vertu, le kantien y voit un vice. Le pessimisme commande le célibat, l’optimisme le défend. La « morale des honnêtes gens » n’existe pas. Il n’y a qu’un code parce qu’il n’y a qu’une seule gendarmerie, mais nous ne nous entendons pas plus sur la morale que sur tout le reste, et j’ajoute : nous ne nous entendons pas sur la morale parce que nous ne nous entendons pas sur le reste. Si nous paraissons avoir quelques idées morales communes, c’est grâce à des traditions morales communes qui, elles, ne se flattaient pas d’être indépendantes et descendaient en droite ligne d’un système métaphysique. Prenant ces idées morales, M. Serre retrouve la métaphysique d’où elles sont dérivées. À cela rien d’étonnant. Mais cela prouve non pas que cette métaphysique est vraie, mais que tout système pratique de morale est lié par des liens logiques à un système métaphysique déterminé et que l’un étant donné, l’autre suit nécessairement. Or, la question est de savoir quels sont les principes les plus faciles à connaître et à établir, les principes de la métaphysique ou ceux de la morale. Pour toutes sortes de raisons dont la principale est que je ne sais pas concevoir un devoir en l’air sans un droit suprême et réel qui l’établisse et sans une liberté où il trouve son point d’application, il ne me semble pas que ce soient les principes de la morale.

Et c’est pour cela que je ne puis applaudir à l’élégante et fine parole d’hommes très vertueux et très respectables qui ne veulent pas qu’on s’inquiète de trouver dans la raison la ferme assiette de l’action, qui nous prêchent le scepticisme métaphysique ou simplement la foi, une foi silencieuse et secrète qui sera sans doute d’autant plus vive que personne autre que nous ne pourra l’apercevoir. Certes il y a des sentiments comme l’amour et l’exquise amitié qui souffrent d’être obligés de se découvrir et de donner leurs raisons, mais si celui que j’aime est attaqué, le laisserai-je sans défense ? Quelles que soient mes pudeurs intimes, laisserai-je au fond du tiroir les témoins secrets