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sieurs systèmes d’idées et d’images, ne réveillent en nous que celui qui peut se systématiser avec les autres images éveillées au même moment. Si l’on parle de chênes dans un champ, ce mot n’éveillera pas en général en moi l’image des chaînes de prisonnier, ou, si cette image s’éveille, elle sera enrayée. Le son ne s’associe réellement qu’avec un seul des systèmes d’idées auxquels il est virtuellement associé. Il est suffisamment abstrait de chacun d’eux, pour former à lui seul un phénomène indépendant et pour passer de l’un à l’autre. Mais en quelques circonstances, distraction, parti pris, maladies mentales, le fait opposé peut se produire. Un ancien prêtre, cité par M. Bail, voulait fonder une théocratie universelle où Dieu devait régner sur terre à la place de tous les rois. Il exposait ses moyens pratiques : « Pour atteindre ce but le gouvernement français doit créer une chancellerie divine, et naturellement, dit M. Bail, c’est le malade lui-même qui occupera le poste de chancelier divin. Il lui sera alloué 20 000 fr. d’appointements. Ce chiffre est toujours écrit de la manière suivante : vin mille francs, parce que la France, éprouvée par le phylloxéra, ne produira plus de vin jusqu’au moment où les ordres de Dieu auront été exécutés[1]. » On voit clairement ici la confusion bizarre qui s’établit sur une similitude de quelques éléments psychiques.

Toutefois ces faits extraordinaires ont le tort de paraître plus différents qu’ils ne le sont en réalité des phénomènes ordinaires. Mais on peut prendre aussi bien des exemples d’abstraction incomplète dans la vie ordinaire, où ils sont en réalité fort abondants. Nous pouvons les prendre à volonté chez les animaux, chez l’enfant, chez l’homme. On voit souvent tout un système de tendances, d’idées, d’images s’appliquer invariablement à certains cas, ne pouvoir être abstraits, séparés des éléments avec lesquels ils sont en conjonction constante. Une petite chienne d’un an et quelques mois me rapportait parfaitement les objets que je lui jetais, même les morceaux de bois que je lançais à l’eau, et ne pouvait jamais me rapporter le gibier. Quand une pièce tombait, elle la prenait, la léchait, ne la mordait guère, ayant été corrigée pour cela, mais ne la rapportait pas. Si je faisais mine de m’en aller, en l’appelant, elle déposait le gibier par terre avant de me rejoindre. Si je lui jetais un oiseau mort, elle agissait de même. Évidemment cette tendance à prendre l’objet qu’on lui lançait et à me le porter, n’était pas parvenue à un degré d’abstraction suffisante. Elle n’existait pas en elle-même et paraissait ne pouvoir s’associer qu’aux objets inanimés que je lui

  1. B. Ball, Leçons sur les maladies mentales, p. 445.