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un rôle original à prendre. Le génie du paradoxe s’éveilla en lui. Pour dire la vérité, c’était son vrai génie, c’était sa vraie pensée encore enveloppée, que Diderot avait sans le savoir démêlée et provoquée. Rousseau prit le parti que l’on sait, parti qui décida de sa carrière et l’entraîna dans une lutte à mort contre la civilisation.

Toute proportion gardée, et les différences mises à part, nous avons, comme Rousseau, dans l’examen de la question posée, passé du pour au contre ou, si l’on veut, du contre au pour par des réflexions quelque peu semblables. En effet, notre première idée avait été celle-ci : montrer la différence de la philosophie et de la religion, établir fortement l’indépendance de celle-ci à l’égard de celle-là, l’une fondée sur la liberté d’examen, l’autre sur la croyance à l’autorité. Nous comptions réclamer même, pour la philosophie, le droit de se passer de la religion ou de se substituer à elle, le droit de la critiquer et, même, s’il le fallait dans l’intérêt de la liberté de l’esprit, le droit de la combattre. Enfin nous comptions nous placer exclusivement au point de vue de ce qu’on appelle la liberté de l’esprit. Mais, après réflexion, nous nous sommes dit à nous-même ce que Diderot disait à Rousseau : « Mais c’est le pont aux ânes ! » Qui conteste en effet aujourd’hui à la philosophie le droit de se dégager de la religion, de s’en séparer même et de la combattre ? C’est un droit tellement reconnu que, dans certains milieux, c’est même un devoir. C’est la vérité officielle. Un esprit vraiment indépendant aujourd’hui, au lieu de hurler avec les loups et de répéter pour la millième fois les objections de Voltaire et de Diderot, a peut-être quelque chose de mieux à faire. Sans ahéner son libre examen, sans renoncer à ses croyances rationalistes, il sera peut-être plus tenté de rechercher par où la religion est digne de respect pour le philosophe, par où elle sert à la vérité, que d’ajouter aux attaques stériles dont elle peut être l’objet. Peut-être est-il plus sage de faire voir les affinités de la religion et de la philosophie que leurs oppositions et leurs incompatibilités, de chercher par où l’on s’entend que par où l’on se sépare. Un tel ordre d’idées serait plus opportun, plus vrai et peut-être même plus philosophique, comme nous allons essayer de le montrer.

Ce qui nous a mis sur la voie de cette pensée, c’est la critique des positivistes, critique qui porte à la fois contre la théologie et contre la philosophie et qui les enveloppe dans une même proscription. Pendant longtemps, les philosophes même spiritualistes, lorsqu’ils étaient en même temps rationalistes, se plaçaient en libres penseurs en face de la théologie, et en cela ils étaient bien dans leur droit ; mais ils croyaient de leur intérêt d’accuser hautement cette séparation ; ils nourrissaient un esprit de suspicion, qui n’était