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commun à la représentation des aveugles et à la nôtre, il faut bien que ce quelque chose soit donné, et même donné tout entier dans l’un et dans l’autre ordre de représentations ; il n’est donc pas en dehors de tous les deux. Par conséquent il consiste dans un élément commun à la forme visuelle et à la forme tactile de l’espace. Cet élément n’est pas déterminable, parce que, s’il l’était, les deux espaces, au lieu d’être radicalement hétérogènes l’un à l’autre, auraient une qualité commune, et par conséquent se ressembleraient à quelques égards, ce qui va formellement contre la thèse de laquelle nous sommes partis, et dont nous n’avons en ce moment qu’à déduire les conséquences. Il suit de là que l’élément en question ne peut être que le principe purement matériel de la représentation visuelle comme de la représentation tactile des corps ; le mot matière étant pris ici au sens que lui ont donné Aristote et Kant, c’est-à-dire servant à désigner un quelque chose qui n’est rien par soi, mais qui peut constituer une réalité véritable, à la condition de recevoir la forme ou détermination dont il manque. Ici le principe qui donne la forme, c’est le sens particulier, vue ou toucher ; c’est la vue ou le toucher qui, s’emparant de cette pure puissance, de ce néant, matière de l’être et de la représentation future, l’organisent, l’ordonnent suivant deux lois très différentes l’une de l’autre, et constituent par là deux natures d’espace dans lesquelles aucune analyse ne saurait retrouver deux qualités semblables, bien que toutes deux aient, dans leur matière abstraite, une base commune. Cette matière abstraite, nous pouvons l’appeler l’espace absolu, puisqu’elle est le ond nécessaire de toute représentation concrète de l’espace. Si donc l’espace visuel est une représentation de la nature corporelle propre aux voyants, si l’espace tactile est une représentation toute différente propre aux aveugles, l’espace absolu c’est cette même nature corporelle ainsi diversement représentée, le fond dernier de l’être et de la réalité, vraie substance, parce qu’il est le sujet d’inhérence de tous les modes et de toutes les qualités, vrai noumène inconnaissable, parce qu’en soi il est amorphe, principe des phénomènes et des apparences subjectives dans lesquelles il se manifeste, et qui toutes le contiennent tout entier.

La doctrine métaphysique à laquelle nous sommes conduits par cette déduction, c’est évidemment l’idéalisme, mais un idéalisme d’une nature assez particulière, et dans lequel il est fait à la réalité objective du monde extérieur une part plus considérable peut-être que dans aucun autre, sans même excepter la théorie kantienne des noumènes. Dans tous les cas, personne, croyons-nous, ne pourra se refuser à reconnaître que l’idéalisme ainsi compris réalise, à ce