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cesseraient d’être pour nous des objets d’expérience possible ? La même chose peut et doit pouvoir se faire à l’égard de l’espace. La forme extensive que prennent les phénomènes dans notre expérience n’est pas un pur accident ni une rencontre de hasard ; ce n’est pas davantage une particularité inhérente au mode de représentation qui nous est propre, ainsi que Kant paraît le supposer quelquefois ; c’est un caractère universel et nécessaire de toute représentation sensible, quelle qu’elle puisse être ; mais pour être en droit de reconnaître cette vérité, pour ne pas surtout se mettre en opposition flagrante avec elle, il était indispensable de faire de l’espace l’expression d’une loi de notre constitution mentale, et non plus une intuition a priori.

Voici une autre conséquence, d’un tout autre genre, à laquelle donne lieu la théorie de l’irréductibilité de la forme visuelle et de la forme tactile de l’espace.

On est en général assez disposé à admettre, et c’est au fond la vraie pensée de Descartes et de Kant, que de toutes les propriétés des corps l’étendue est la plus importante, en ce sens que toutes les autres se rattachent à celle-là, et n’en sont en quelque sorte que des dépendances. Il y a là, ce semble, une grande vérité. Un corps c’est pour nous, non pas sans doute au point de vue tout abstrait de la science, mais au point de vue concret de la représentation, l’étendue configurée de telle ou telle manière, colorée, résistante, rugueuse ou polie, etc. Il suit de là que la configuration, la couleur, la résistance, ont beau présenter d’un corps à un autre des différences même considérables, l’étendue restant la même en soi, tous les corps que nous percevons ont entre eux une communauté de nature et une sorte de parenté, de laquelle il résulte qu’ils se rapportent tous à un seul et même mode de représentation, et constituent pris ensemble un seul et même monde sensible. Que si au contraire l’étendue des corps venait à subir quelque modification dans sa nature propre ; si par exemple cette étendue prenait tout à coup dans notre représentation des caractères différents de ceux qu’on lui connaît ; alors, quand même toutes les autres qualités de ces corps seraient demeurées invariables, il est certain que l’idée que nous avons de la nature corporelle s’en trouverait profondément altérée ; à tel point que les corps ainsi transformés nous apparaîtraient comme constituant un monde tout autre que celui qu’ils constituaient auparavant. Or, si la thèse que nous avons cherché à démontrer est vraie, ce cas d’une modification dans la représentation de l’étendue donnant lieu à une altération complète de la notion de corps, et par conséquent de la physionomie même du monde sensible, ce cas, disons-nous, se trouve réalisé, non pas sans doute par une sorte de changement à vue qui