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ANALYSES.regnaud. Origine et philosophie du langage.

et, ce qui est tout un, généraliser : preuve encore que la pensée humaine ne saisit que des qualités et jamais des substances, et que, sans la généralisation ou l’abstraction, l’homme n’eût point parlé. Qu’ensuite il ait repris l’adjectif, expression de la qualité générale, pour en faire à tel individu une application particulière, et le substantif concret allait naître ; ex. : le brillant (adjectif), ou ce qui brille ; et le brillant (substantif), ou le soleil. On conçoit même fort bien la fixation ultérieure de la qualité elle-même en un substantif abstrait, comme la lumière, ou, en d’autres séries, la vérité, la chasteté, etc., etc. (p. 257).

Mais, selon M. Regnaud, la généralisation primitive dut être plus large encore, et, quant à la signification, plus vague et plus compréhensive ; il lui semble que l’homme ne dut voir au premier moment dans le monde qu’un ensemble confus de formes, sans contours arrêtés, dont il se distinguait à peine, et qu’il désignait tout à la fois et d’un geste et d’un mot, le mot plus vague qui soit dans la grammaire, le démonstratif ou le pronom. Et si la phonétique nous a déjà conduits jusqu’à l’association du premier geste au premier cri, pourquoi ce dernier n’eût-il point été le pronom démonstratif ? L’homme, en subissant de toutes parts l’action du monde extérieur, l’a senti confusément et l’a désigné par un geste en émettant un son qui signifiait : « Cela ! » Mais il ne pouvait point tarder à déterminer mieux sa perception du monde en percevant des qualités visibles ou tangibles : le brillant, le brûlant, le résistant ; et peu à peu il devait dire, en déterminant le pronom primitif : « cela, le brillant », « cela, le soleil », « cela, la lumière » ; bientôt allaient apparaître des associations d’idées et de mots plus complexes, comme : « cela le soleil, cela le brillant », pour dire « cela le soleil brillant » (le soleil brille). Rien n’empêchait enfin les premiers mots de prendre des suffixes, et, selon l’opinion de l’auteur, que nous exposons sans pouvoir la discuter, des désinences casuelles et des flexions de toute sorte, avant l’apparition même du verbe, cette dernière invention et cet achèvement de la phrase. (Voir, dans la IIe partie, les chap.  iv, v et vii, dans le détail desquels il nous est malheureusement impossible d’entrer.)

On pense bien que M. Regnaud ne met point en avant sa théorie capitale du pronom sans donner à ses inductions les plus solides appuis : il rappelle d’abord le caractère vague du langage des enfants qui emploient à tout propos les mots « ceci, cela » aussi bien que d’autres très voisins, « la chose », « l’affaire », « la machine, » etc. Mais entrant dans la discussion technique du sujet, il établit, dans la famille des pronoms, la priorité du démonstratif, d’où viendraient tous les autres, ce qui est déjà une présomption en sa faveur ; puis il remarque que « les formes indo-européennes appartenant à cette espèce de mots doivent être comptées parmi les plus anciennes, autant en raison de l’identité de leurs radicaux dans les différents idiomes de la famille, que du caractère archaïque de leur déclinaison ». Enfin il n’hésite point à dire « que si l’on n’accorde pas aux pronoms la priorité logique et chronologique parmi