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matière prête un corps. Sans doute nous ne voulons point dire que les formes organiques soient fixées d’avance et puissent exister en dehors des individualités vivantes ; nous affirmons simplement que, chaque fois qu’elles se manifestent, il y a dans le milieu des relations de faits définies auxquelles elles correspondent par leur structure, et par conséquent qu’elles sont toujours, en définitive, un ensemble de relations (exprimant un autre ensemble de relations), une esquisse virtuellement distincte de la matière qui les réalise. En un mot, ce qui les constitue, c’est une certaine disposition de rapports, — disposition qui change avec celle des rapports externes dont les premiers sont l’image, mais qui, à chaque moment, fait la réalité de la forme considérée. Donc, tandis qu’on peut appeler l’objet de la physique un monde matériel, c’est-à-dire composé de force amorphe, les êtres vivants et sensibles doivent être nommés dans leur ensemble un monde formel, ayant pour loi essentielle de prendre une structure en harmonie avec certaines données préexistantes.

S’il est vrai, en effet, de dire avec Spinoza que l’esprit est l’idée du corps, il n’est pas moins vrai de dire, en interprétant Darwin et Spencer, que le corps est l’idée du milieu. On pourrait définir la vie, conformément aux vues si profondes de ces penseurs : la propriété générale de représenter le milieu à un certain point de vue ; et l’expression consacrée « s’adapter au milieu » ne signifie pas autre chose, car qui dit adaptation, dit répétition, au point de vue de l’individu, du jeu naturel des phénomènes ambiants, reproduction, par des séquences internes, des séquences externes prises pour modèles. Qu’on nous permette d’insister un instant sur ce point.

L’organisation est le caractère dominant de la vie, — on peut même dire son caractère universel, si l’on prend le mot dans le sens histologique et histochimique. Or qu’est-ce, pour un être, que s’organiser ? C’est créer en lui-même des connexions de faits parallèles aux connexions de faits qui préexistent dans le milieu ; c’est construire, dans et par son propre corps, un ensemble d’associations symétriques à celles du monde ambiant. C’est donc, en somme, reproduire ce monde en abrégé. Ainsi, tandis que, dans le monde physique, il n’y a qu’un terme, à savoir l’ensemble des forces qui entrent en conflit les unes avec les autres sans jamais se réfléchir ni se connaître ; dans la vie, il y a nécessairement deux termes : le milieu reproduit et l’organisme reproducteur. Le monde vivant vient donc s’ajouter au monde inorganique pour le refléter à mille points de vue divers ; et ces points de vue, ce sont les formes vivantes distribuées dans le temps et dans l’espace, car la forme n’est que la façon particulière dont chaque être opère pour son compte la reproduction du milieu. Autrement dit, les êtres animés sont des répliques de l’univers inanimé ; ils forment, par leur ensemble, un système de vues prises, d’une infinité de points de vue divers, sur le cosmos identique et constant.

On voit déjà par là qu’il y a forcément deux ordres de connaissances :