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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

des aveugles-nés métaphysiciens ; ceux qui les connaissent bien, pour vivre constamment avec eux, ne se font pas d’illusions à ce sujet. La conséquence de ceci c’est que l’observateur se trouve réduit à ses propres ressources, et ne trouve aucune coopération efficace dans celui qu’il interroge. Ce qu’il court risque de trouver au contraire, c’est de la résistance, et même une certaine mauvaise volonté de la part de l’aveugle à reconnaître tout ce qui pourrait impliquer l’aveu que la représentation est chez lui moins complète ou moins parfaite que chez les voyants. Voilà bien des difficultés. Que si après cela les résultats de l’enquête à laquelle je me suis livré ne paraissent pas absolument décisifs, il n’y aura peut-être pas à s’en étonner beaucoup.

Les observations que je vais rapporter ont été faites à l’Institut des Jeunes Aveugles de Paris, grâce à l’extrême obligeance de M. Émile Martin, directeur, et de M. Petit, censeur de l’établissement, qui ont bien voulu me mettre à plusieurs reprises en rapport avec quelques-uns de leurs élèves et même de leurs professeurs aveugles. Les aveugles-nés que j’ai interrogés sont assez nombreux ; mais mes investigations ont porté principalement sur trois jeunes élèves de l’établissement : Marchand, âgé de dix-neuf ans, aveugle depuis l’âge de neuf mois ; Demari, âgé de seize ans, aveugle depuis l’âge de deux ans, et Quélen, âgé de dix-sept ans, aveugle depuis l’âge de quatre ans. Ces trois jeunes gens doivent être considérés comme aveugles-nés, parce qu’ils n’ont conservé aucun souvenir visuel, le dernier pas plus que les deux autres : il est du reste assez rare qu’une personne naisse aveugle. Quant à la méthode, celle que j’ai suivie dans l’étude des aveugles-nés est double : d’abord parler aux aveugles de mes représentations de l’espace, et obtenir d’eux l’aveu que quelques-unes au moins des lois de cette représentation leur étaient entièrement incompréhensibles ; puis les interroger sur leur mode de représentation à eux-mêmes, et m’assurer qu’il était tout à fait hétérogène au mien.

Parmi le grand nombre d’expériences du même genre qui ont été faites jusqu’à ce jour, il en est une qui est restée célèbre. C’est celle de Platner, dont on trouve la relation dans Hamilton et dans Stuart Mill[1]. Comme le texte en est assez court, je rapporterai le document en entier en l’empruntant à Stuart Mill.

« Quant à ce qui regarde la représentation de l’espace ou de l’étendue sans le secours de la vision, l’observation attentive d’un aveugle-né, que j’avais d’abord instituée en 1785, et qu’ensuite j’ai

  1. Examen de la philosophie de Hamilton, p. 216 de la traduction française.