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aveugles sont d’accord au contraire pour affirmer que, lorsqu’ils marchent, ils ont le sentiment de l’espace parcouru par leurs pieds, et qu’ils ne le mesurent jamais par l’écart de leurs jambes, ce qui du reste se conçoit bien, puisque ce sentiment leur fournit une mesure directe, et que l’écart de leurs jambes leur donnerait, au lieu d’une sensation d’espace, une notion théorique comme toutes celles auxquelles peuvent donner lieu le raisonnement et le calcul. La conclusion qui vient d’être énoncée paraît donc inattaquable.

IV

Mais ce n’est pas l’irréductibilité de l’espace que l’on voit et de l’espace que l’on touche que nous avons entrepris d’établir, c’est l’irréductibilité de l’espace que se représentent les aveugles par rapport à celui que se représentent les voyants. Ces deux problèmes paraissent distincts l’un de l’autre : il nous reste à montrer qu’ils ne le sont pas ; c’est-à-dire que, chez le voyant, la notion d’espace est due au seul sens de la vue, comme chez l’aveugle-né elle est due au seul sens du toucher.

Il n’y a pas à se dissimuler que cette thèse présente au premier abord quelque chose de paradoxal. Si l’aveugle-né n’a pas tous les sens dont jouit le voyant, le voyant possède tous les sens de l’aveugle ; il paraît donc étrange que les mêmes sensations tactiles et musculaires qui donnent lieu chez l’aveugle à une notion complète de l’étendue, soient incapables de produire cette notion chez le voyant. À tout le moins, semble-t-il, ces sensations devraient concourir avec celles de la vue à la formation d’une notion mixte, exprimant à la fois les deux sens par lesquels le voyant doit percevoir l’étendue des corps. Nous allons nous efforcer de démontrer que ni la première ni la seconde de ces deux suppositions n’est fondée.

Pour répondre à la première, nous dirons d’abord qu’il est impossible que l’idée visuelle et l’idée tactile de l’étendue d’un corps quelconque coexistent dans l’esprit d’un voyant, et cela par la raison bien simple que, si les phénomènes du monde extérieur n’entrent jamais dans notre expérience sans revêtir la forme de l’étendue, il n’est pas nécessaire, ou plutôt il est impossible qu’ils prennent en y entrant deux formes extensives à la fois. Il faut dès lors que, des deux tendances qui coexistent chez le voyant, et en vertu desquelles il est apte à percevoir dans les phénomènes, soit la forme de l’étendue visuelle, soit celle de l’étendue tactile, l’une occupe toute la place à elle seule, et en exclue sa rivale. Mais laquelle des deux l’emportera dans cette lutte ? La solution de cette question n’est pas