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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

qu’il y a impossibilité radicale à ce que les images géométriques, et surtout les plus simples, — mais la même chose est vraie des autres puisqu’elles sont composées de celles-là, — soient partiellement semblables chez les voyants et chez les aveugles, et partiellement différentes : il faut qu’elles soient de part et d’autre tout à fait identiques, ou tout à fait hétérogènes. Cela résulte de leur simplicité même ; car c’est le propre des notions simples de ne pouvoir entrer dans l’esprit, ou en sortir que tout d’un coup ; de sorte que celui qui les possède à un degré quelconque les possède par cela même absolument et tout entières. S’il en est ainsi, nous n’avons le choix qu’entre deux partis extrêmes, et ce choix ne saurait être douteux. Le sens de la vue prend à la perception des formes géométriques des corps une part évidemment très considérable chez les voyants, et comme ce sens manque aux aveugles, il est impossible que ces derniers aient des formes en question une idée tout à fait semblable à celles qu’en ont les voyants ; d’où il suit, conformément à ce qui a été dit plus haut, qu’ils doivent en avoir une idée radicalement différente, et tout à fait irréductible à la première. Mais cette proposition est trop grosse de conséquences importantes, tant dans l’ordre métaphysique que dans l’ordre psychologique, pour que nous puissions nous contenter à son égard d’une démonstration du genre de celle qui précède. Pour asseoir notre conviction sur des bases vraiment solides, et pour obtenir, s’il se peut, l’adhésion du lecteur, il est indispensable que nous nous livrions à une étude de la question beaucoup plus approfondie. C’est ce que nous allons essayer de faire.

Qu’on nous permette pourtant un mot encore avant d’aborder la discussion de fond. Tout le monde aura reconnu dans la question que nous nous proposons de traiter le fameux problème de Molyneux. Or, depuis que ce problème a été posé, aucun philosophe, que nous sachions, n’a encore été tenté de le résoudre contrairement à l’opinion de Molyneux et de Locke, qui est aussi la nôtre. La seule voix opposée qui se soit élevée à cet égard est celle de Leibniz ; mais, avec Leibniz même, le désaccord n’est qu’apparent, puisque c’est par le raisonnement que d’après lui le nouveau voyant devrait reconnaître à la vue seule le cube et la sphère, et que lui-même déclare expressément qu’il n’y a point d’images communes à la vue et au tact[1], ce qui est en somme la seule chose que nous demandions. On peut donc dire qu’il y a unanimité en faveur de l’opinion qui ne veut pas qu’il y ait rien de commun entre la notion

  1. Nouveaux Essais, liv.  II, chap.  9, §  8.