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directions dont le sens est déterminé par le plus ou moins de travail que nous sommes capables d’exécuter sous l’influence des différentes excitations acoustiques, s’est projetée en directions objectives, c’est-à-dire en directions marquant le degré de distance du corps sonore à l’observateur ; les sons graves se projetant en directions de bas en haut, car le corps sonore paraît donner des sons graves en s’éloignant ou en montant ; les sons aigus se projetant en directions de haut en bas, car le corps sonore paraît donner des sons aigus en se rapprochant ou en baissant. On peut donc formuler brièvement cette loi : il y a eu évolution de l’objectif au subjectif pour la sensation musicale.

Des publications ultérieures prouveront l’entière généralité de cet énoncé et préciseront son importance en philosophie naturelle.

V. Quand triompha définitivement l’association moderne ? Il serait difficile de le marquer. Deux fois dans Boèce les lettres A, B, C, D, E, F, G représentent une échelle ascendante de sons[1]. André, archevêque de Crète, au commencement du viiie siècle, dans son traité manuscrit de l’Hagiopolite, appelle grave le ton mixolydien et ajoute un huitième ton, l’hypomixolydien (ὑπομιξολύδιος), encore plus grave[2]. Au ixe siècle, Hucbald de Saint-Amand commence comme les Grecs par les notes les plus élevées, mais emploie une notation qui va du grave à l’aigu[3] : même direction dans son tableau des notes initiales dès quatre modes principaux avec exemples tirés du chant grégorien[4]. Oddon de Cluny emploie les sept premières lettres : pour les sons graves les majuscules, pour les sons aigus les minuscules, exprimant le la grave par la lettre A[5]. On peut affirmer que l’association de l’aigu et du haut, du grave et du bas s’est développée avec le christianisme, comme l’association contraire s’était développée dans les temps antérieurs avec les inévitables hésitations de l’intuition et de l’hérédité.

VI. Est-il nécessaire de dire que cette loi d’évolution éclaire vivement les différentes phases et caractéristiques du développement de la musique ? Plusieurs critiques de haute valeur, Westphal entre autres, ont insisté sur le caractère objectif de l’esprit grec ; mais leur point de vue exclusivement philosophique les a empêchés de prouver et d’appliquer cette caractéristique. Intelligences éminemment objectives, les Grecs ne purent point attribuer à la musique ces changements de direction de la force disponible qui sont la base du système musical moderne et que l’esthétique scientifique analyse et catalogue[6] : ils y virent des directions concrètes, relatives et limitées et ne purent, la considérer que comme un assaisonnement d’un autre art essentiellement concret, de la poésie

  1. De Institutione musica, livre IV, 14 et 17.
  2. Ms. grec 360 de la Bibliothèque nationale. Ducange, Glossarium mediæ et infimæ græcitatis, au mot : ἁγιοπολιτης.
  3. Lambillotte, Esthétique théorique et pratique du chant grégorien, p. 111.
  4. id., p. 113-114.
  5. id., p. 125.
  6. Voy. l’exposé populaire de l’introduction à mes Principes d’esthétique mathématique et expérimentale (Revue contemporaine, 25 août 1885).