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variétés

tresse du tétracorde : or ce n’est pas commencer par le commencement mais par la fin ; ou est-ce parce que le grave après l’aigu est plus puissant et plus mélodieux[1] ? Il ne résout point ces problèmes.

Toutefois la critique d’une théorie qu’on rencontre dans Platon, Aristote, Plutarque me paraît décider la question. D’après ces auteurs, l’aigu serait dû à la rapidité du mouvement[2]. Évidemment ils ne voulaient pas dire que les sons aigus se propagent plus vite que les sons graves dans ce cas on ne pourrait attribuer aux sons de hauteur différente des durées respectives quelconques, comme le fait le compositeur ; ils étaient trop profondément mélodistes pour ne point sentir que la mélodie suppose la vitesse constante de propagation pour des sons de hauteur différente. Leur explication de l’acuité par la rapidité du mouvement et de la gravité par la tardiveté ne visait donc que le mouvement du corps sonore, qui en effet rend des sons apparemment plus élevés s’il se rapproche vite de l’auditeur que s’il s’en rapproche lentement. À plus forte raison, si le corps sonore s’éloigne de nous, les sons paraissent-ils plus graves. C’est un fait bien connu que la note du sifflet d’une locomotive étant un la, un observateur placé sur la voie croira entendre un la, quand la locomotive s’éloigne, et un la# quand elle s’approche. Le même phénomène a lieu, cela va sans dire, si l’auditeur s’éloigne ou se rapproche du corps sonore[3].

Censorinus raconte que le monocorde a été inventé par Apollon qui, pour plaire à sa sœur Diane la chasseresse, lui donna la forme d’un arc : c’est la forme en laquelle les bas-reliefs le représentent. Il a suffi d’éloigner un peu vivement de l’oreille le monocorde vibrant pour sentir le son devenir grave, et de rapprocher l’instrument pour sentir le son augmenter d’acuité ; j’ai fait l’expérience sur le sol d’un violon et chacun peut la répéter.

Quand le pseudo-Olympe l’Ancien reconnut la nécessité du dicorde, le pseudo-Mercure du tricorde, les légendaires Orphée et Amphion du tétracorde, ils attribuèrent donc forcément les notes graves aux cordes nouvelles, aux cordes plus éloignées d’eux, c’est-à-dire aux cordes de gauche ; la note aiguë à la corde la plus rapprochée : et ils furent amenés à cette disposition, non par un phénomène subjectif comme celui qui nous fait placer l’aigu en haut et le grave en bas, mais par un phénomène rigoureusement objectif.

Je suis donc autorisé à conclure : la sensation musicale, avant de se projeter, comme il nous arrive, en directions subjectives, c’est-à-dire en

  1. Problèmes, XIX, nº 33 (éd. de Berlin, t.  II, p. 920, 1re col. ).
  2. « Le son rapide devient aigu, le son lent devient grave : c’est pourquoi les sons aigus mettent en mouvement la sensation plus vite. » (Plutarque, Questions platoniciennes, VII, 9.) « Le grave consiste dans la tardiveté du mouvement, l’aigu dans la rapidité. » (Aristote, Traité de la génération des animaux, V, 7.) « Le rapide dans l’impulsion dans la voix est l’aigu » (Id., Problèmes, XI, 21), etc.
  3. Voir Jamin, Cours de physique de l’École polytechnique.