Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/79

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
75
REVUE GÉNÉRALE.durkheim. Les études de science sociale

une place tout à fait à part. Tandis que M. Cauvès par exemple s’écarte de la tradition orthodoxe parce qu’il est juriste, M. Coste s’en éloigne parce qu’il est un psychologue et un moraliste. Il comprend que la passion du bien-être et du bon marché n’est pas la seule qui mène les hommes ; qu’il y a autre chose en ce monde, d’autres besoins et d’autres aspirations ; que la morale n’est pas une science toute sentimentale, mais qu’elle est faite de lois objectives qui doivent pénétrer, qui pénètrent effectivement les faits économiques.

Seulement la morale, telle que la conçoit M. Coste, est tout entière individualiste et utilitaire. C’est pour assurer le bonheur de l’individu qu’il recommande la solidarité. Or, une morale individualiste ne peut jamais avoir qu’une valeur individuelle et subjective. Je suis seul juge de mon bonheur et de mon idéal. Chacun prend son bien matériel ou moral où il se trouve. Nous souffrons, s’écrie M. Coste, parce que nous sommes trop isolés les uns des autres. Rapprochons-nous donc et unissons-nous ! — Mais, répondra un économiste, je préfère mon indépendance avec ses souffrances que je connais, avec ses luttes, avec ses risques, à ces associations que vous me vantez et où, quelque ménagement que vous preniez et quelque discrétion que vous y mettiez, je laisserai toujours quelque chose de ma personnalité. — Que répondre à ce langage ? C’est une affaire de goût et de sentiment, et on ne discute pas les questions de goût. Or, en fait, n’entendons-nous pas tous les jours autour de nous quelque dialogue semblable à celui que nous venons d’imaginer ? C’est qu’en effet, quand un état social, même morbide, a duré quelque temps, les esprits très souples ne tardent pas à s’y adapter par une sorte de perversion des instincts sociaux ils finissent même par en avoir besoin comme s’il était normal et naturel.

La morale ne peut avoir une autorité objective que si elle vise à autre chose qu’au bonheur ou au perfectionnement de l’individu. Elle n’est rien si elle n’est pas une discipline sociale. Ce qu’elle exprime ce sont les conditions d’existence des sociétés. Or, ces conditions ne changent pas du jour au lendemain ; elles ne dépendent pas du caprice de chacun, mais elles résultent de la nature même des choses et s’imposent à tous avec une force obligatoire. L’économiste ne peut pas en faire abstraction, et voilà pourquoi l’économie politique ne se suffit pas à elle-même et ne peut pas se passer de la morale. Le besoin d’une alimentation abondante n’est pas le seul que ressente l’organisme social. Il en est bien d’autres que celui-là et qui le rejettent parfois au second plan. Que dirait-on d’un physiologiste qui après avoir étudié l’estomac comme s’il constituait à lui seul un organisme complet, déduirait toute une hygiène de cette science tronquée ? Triste hygiène assurément, et à laquelle ne résisterait guère l’organisme trop docile qui s’y serait soumis ! C’est pourtant ainsi que procèdent les économistes qui réclament pour leur science et l’art qui en découle une complète indépendance. Mais d’autre part, les principes économiques ne peuvent fléchir que devant des nécessités sociales dûment constatées. Si donc la solidarité a ou