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REVUE GÉNÉRALE.durkheim. Les études de science sociale

commune est violé, puisqu’il est la raison d’être de l’État, il n’y a plus d’État, plus de droit, plus de suffrage, plus de souveraineté. Il ne reste plus que la force et il faut s’en servir. Il est des violences qui sont légitimes et des coups d’État qu’approuve la morale. Posant en axiome que la monarchie et l’aristocratie sont par leur nature contraires à l’intérêt général, l’auteur en conclut que sous de pareils régimes « l’insurrection est le premier des droits et le plus sacré des devoirs ».

Malheureusement il est assez malaisé de voir en quoi consiste cette utilité collective que l’on divinise. Ce n’est pas l’intérêt de la majorité, puisqu’on fait de la révolte, dans certains cas déterminés, un droit et un devoir de la minorité. Ce n’est pas davantage la somme de tous les intérêts particuliers, car ils se contredisent et se nient les uns les autres. Serait-ce donc l’intérêt en soi, le bonheur in abstracto ? Singulière conception pour un théoricien qui se pique de matérialisme ! Il est probable qu’il s’agit plutôt de l’intérêt de la société considérée comme un être personnel. Mais cet être n’est pas une substance, une entité métaphysique ; ce n’est qu’une collection d’individus organisés. De même l’intérêt social n’est qu’une moyenne entre tous les intérêts individuels, idée relative s’il en fût et qui n’a absolument rien de transcendant. Bien loin que nous la recevions toute faite par une sorte de révélation, c’est nous qui la déterminons au jour le jour, à force d’expériences et de tâtonnements. Où est-elle donc cette vérité si lumineuse qu’elle doit s’imposer à toutes les intelligences, si authentique qu’il faut la défendre les armes à la main quand elle est menacée ? Dans la sociologie ? Hélas ! née d’hier, en train de se constituer laborieusement, la science sociale ne renferme encore qu’un bien petit nombre de propositions qu’on puisse regarder comme des vérités démontrées. Il se passera bien des années avant qu’elle soit en état de nous apprendre quel est, dans une circonstance donnée, l’intérêt de la société. En attendant, le seul moyen de le savoir est encore de consulter les intéressés. S’ils se trompent, la société n’est pas anéantie pour cela. L’humanité compte à son actif une expérience malheureuse de plus, et c’est tout. En tout cas, personne n’a une suffisante autorité pour reviser par la violence les jugements ainsi rendus. Au reste, ce n’est pas seulement l’idée d’intérêt général, mais l’idée même d’intérêt qui aurait besoin d’être précisée. On croit avoir tout expliqué quand on a dit que les hommes avaient formé des États, poussés par l’intérêt. Mais rien n’est plus obscur. Veut-on dire que leur seul but était d’assurer leur sécurité et d’augmenter leur bien-être ? Toute l’histoire proteste contre une pareille interprétation. Ce sont de tout autres causes qui rapprochent les individus et les groupes, comme M. Espinas l’a si bien établi à propos des sociétés animales. Il existe, ou tout au moins il se forme au cours de l’évolution un besoin de sociabilité et des instincts sociaux qui sont absolument désintéressés. C’est pour les satisfaire que les hommes forment des sociétés de plus en plus grandes et cela parfois au détriment de leurs intérêts proprement dits. D’ailleurs si l’utile était l’unique lien social, les