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sentées dans la savante assemblée. Nous ne pensons pas que le livre de M. Regnard éclaircisse beaucoup cette difficile question. Certes, on ne saurait lui refuser une remarquable verdeur de style et une assez grande richesse d’informations. Mais l’absence complète de toute méthode, le ton violent de la discussion en diminuent singulièrement la valeur scientifique. Quand on veut faire œuvre de savant, on ne traite pas ses contradicteurs de « cuistres » et de « sophistes » [1]. C’est surtout en sociologie que la tolérance s’impose et qu’elle est facile. Car quand on a pratiqué les problèmes qu’étudie cette science et qu’on en a senti toute la complexité, on s’explique trop bien la diversité des solutions et on n’a aucune peine à traiter avec déférence toutes les doctrines.

L’État, suivant M. Regnard, ne se confond pas avec le gouvernement, mais comprend à la fois les gouvernants et les gouvernés. C’est la société organisée. Cette organisation ne s’est pas produite à la suite d’un contrat librement débattu, mais elle résulte de la nature même des choses. L’homme est un animal social, un être destiné par sa nature à vivre en société. Ce n’est pas à dire toutefois que les sociétés politiques aient été contemporaines de l’humanité. L’homme a d’abord existé à l’état de groupes isolés, familles ou clans. À cette époque le fameux aphorisme de Hobbes s’appliquait dans toute sa rigueur. C’était la guerre universelle de tous contre tous, bellum omnium contra omnes. Enfin un jour vint où des clans sédentaires et voisins, poussés par un intérêt commun, s’unirent d’une façon permanente.

Ainsi naquit une société nouvelle, fondée non plus sur les liens du sang ou sur l’identité du culte, mais sur le fait de l’occupation en commun d’un même territoire. Du même coup, la justice, la légalité, la moralité même et le droit font leur apparition dans le monde. L’auteur paraphrase le mot de Hegel et fait de l’État « le but suprême, la fin de la nature humaine en son plein épanouissement. » Ainsi conçu, l’État se distingue de toutes les sociétés inférieures par trois caractères essentiels : 1o À la notion de consanguinité se substitue celle de contiguïté. 2o La masse sociale se scinde en deux parties, les gouvernants d’un côté et les gouvernés de l’autre. 3o Enfin, ce qui achève de singulariser l’État parmi tous les autres groupes sociaux, c’est que seul il est organisé en vue de l’utilité commune. Mais, par intérêt général, il ne faut pas entendre, comme on fait le plus souvent, quelque chose d’essentiellement relatif et contingent, et dont les individus sont seuls juges. Non, l’auteur hypostasie ce concept, en fait un véritable absolu, un être transcendant, supérieur aux individus, supérieur aux lois mêmes, et qui plane invisible au-dessus de la société. C’est lui qui est le véritable souverain. Sans doute la souveraineté réside dans l’universalité des citoyens. Mais leur suffrage ne peut faire que le juste soit l’injuste, et que ce qui est mauvais soit utile. Si donc le principe de l’utilité

  1. Regnard, L’État, p. 28 et 20.