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Ainsi le sociologue ne donnera que peu d’attention aux différentes manières dont les hommes et les peuples ont pu concevoir la cause inconnue et le fond mystérieux des choses. Il écartera toutes ces spéculations métaphysiques et ne verra dans la religion qu’une discipline sociale. Or, ce qui fait la force et l’autorité de toute discipline, c’est l’habitude : c’est un ensemble de manières d’agir fixées par l’usage. La religion n’est donc qu’une forme de la coutume, comme le droit et les mœurs. Ce qui, peut-être, distingue le mieux cette forme de toutes les autres, c’est qu’elle s’impose non seulement à la conduite, mais à la conscience. Elle ne dicte pas seulement des actes, mais des idées et des sentiments. En définitive, la religion commence avec la foi, c’est-à-dire avec toute croyance acceptée ou subie sans discussion. La foi en Dieu n’est qu’une espèce de foi. Il en est bien d’autres. La plupart d’entre nous ne croient-ils pas au progrès avec la même naïveté que nos pères croyaient jadis au bon Dieu et aux saints ? Au reste, nous n’entendons pas soutenir qu’il n’y ait rien de plus dans la religion. Il est trop clair que, pour un certain nombre d’esprits, elle est avant toute chose une carrière ouverte à ce besoin d’idéalisme, à ces aspirations infinies, à cette vague inquiétude qui travaille tous les cours généreux. Seulement, si incontestables et si élevés que soient ces sentiments, ce n’est pas la sociologie qu’ils intéressent, mais la morale intime et familière. Ce sont phénomènes qui ne sortent pas de la conscience privée, et ne produisent pas de conséquences sociales, du moins appréciables. La religion est un phénomène beaucoup trop complexe pour qu’on puisse, même dans un gros livre, en étudier toutes les faces et tous les caractères. Chacun a le droit de choisir son point de vue. Nous venons d’indiquer quel est celui qui convient, pensons-nous, à la sociologie ; en d’autres termes quel est l’aspect que présente la religion quand on n’y voit qu’un phénomène social.

Si donc on regarde les choses par ce biais, l’avenir de la religion semble devoir être tout autre que ne l’annonce M. Spencer. Combien en effet il est difficile d’admettre que la représentation confuse de l’inconnaissable puisse fournir une bien riche matière aux méditations des hommes et exercer sur leur conduite une action efficace ! D’ailleurs les raisons mêmes qu’on donne pour démontrer l’existence de cet inconnaissable ne sont pas toujours très probantes. Car enfin, si la raison ne peut comprendre que tout soit relatif, elle ne peut pas davantage concevoir l’absolu. Entre ces deux absurdités, comment choisir, et pour quelle raison préférer la seconde à la première ? — Mais laissons toutes ces discussions logiques et revenons au point de vue qui est le nôtre. Faire de la religion je ne sais quelle métaphysique idéaliste et populaire, la réduire à n’être qu’un ensemble de jugements personnels et réfléchis sur la relativité de la connaissance humaine et sur la nécessité d’un au-delà, c’est lui enlever tout rôle social. Elle ne peut rester une discipline collective que si elle s’impose à tous les esprits avec l’irrésistible autorité de l’habitude ; si, au contraire, elle passe à l’état