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REVUE GÉNÉRALE.durkheim. Les études de science sociale

aussi impérieux que le respect de la vie et de la propriété d’autrui. L’histoire des peuples sauvages fournirait à l’appui de cette thèse des exemples plus probants encore. Il est donc impossible d’étudier ces deux ordres de faits en les séparant l’un de l’autre. Ce n’est pas tout. Le droit n’est, lui aussi, qu’un ensemble de commandements, d’impératifs placés sous l’autorité d’une sanction matérielle. Voilà donc trois sortes de phénomènes dont la parenté est manifeste et qui peuvent utilement s’éclairer les uns les autres. Or, le droit et la morale ont pour objet d’assurer l’équilibre de la société, de l’adapter aux conditions ambiantes. Tel doit être aussi le rôle social de la religion. Si elle appartient à la sociologie, c’est en tant qu’elle exerce sur les sociétés cette influence régulatrice. Déterminer en quoi consiste cette influence, la comparer, aux autres et l’en distinguer, voilà le problème que doit se poser la science sociale. Mais peu importe que cette action soit exercée au nom du polythéisme, du monothéisme ou du fétichisme ; peu importe de savoir comment l’humanité s’est élevée d’un de ces cultes à l’autre, et ce qui se passait dans l’obscure conscience des hommes primitifs. Cela regarde l’histoire. Au reste, quand les institutions sociales que la religion couvre de son autorité viennent à changer, ce n’est pas parce que la conception populaire de la divinité s’est transformée. Tout au contraire, si cette idée se transforme, c’est que les institutions ont changé, et si elles ont changé, c’est que les conditions extérieures ne sont plus les mêmes. Toute variation dans le symbole en suppose d’autres dans la chose symbolisée.

Il est vrai que, d’ordinaire, on se représente cette évolution dans un ordre inverse. C’est ce que M. Spencer lui-même semble faire à de certains moments. Il attribue en effet à l’esprit critique un rôle assez exorbitant dans le développement de la civilisation. Suivant lui, les principaux progrès des idées religieuses seraient dus au sentiment de l’indépendance et au goût du libre examen qu’éveille et que développe le régime industriel. Nous croyons, au contraire, que le rôle de la conscience collective, comme celui de la conscience individuelle, se réduit à constater des faits sans les produire. Elle reflète plus ou moins fidèlement ce qui se passe dans les profondeurs de l’organisme. Mais elle ne fait rien de plus. Un préjugé ne se dissipe pas parce qu’on a découvert qu’il était irrationnel, mais on découvre qu’il était irrationnel parce qu’il est en train de se dissiper. Quand il ne remplit plus sa fonction, c’est-à-dire quand il n’assure plus l’adaptation des individus ou du groupe aux circonstances extérieures, parce que celles-ci ont changé, un trouble et un malaise se produisent. La conscience avertie intervient alors, aperçoit qu’un instinct social est en train de se dissoudre, prend acte de cette dissolution ; mais c’est tout au plus si elle l’accélère un peu. Sans doute si la religion gréco-latine s’est transformée, c’est en partie parce que les philosophes l’avaient soumise à la critique. Mais, s’ils l’avaient soumise à la critique, c’est qu’elle ne pouvait plus assurer l’équilibre de ces grandes communautés d’hommes qu’avait suscitées la conquête romaine.