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Mais nous avons quelque scrupule à agiter cette question où nous nous sentons incompétent : et ceci nous amène à la plus grave objection que nous oserons faire à M. Spencer. On a souvent reproché à la sociologie d’être une science bien vague et mal définie ; et il faut avouer qu’elle a plus d’une fois mérité ce reproche. Si, en effet, elle doit étudier, comme elle en a souvent l’ambition, tous les phénomènes qui se passent au sein des sociétés, ce n’est pas une science, mais la science. C’est un système complet de toutes les connaissances humaines et rien ne lui échappe. Nous croyons, quant à nous, qu’elle a une étendue plus restreinte et un objet plus précis. Pour qu’un fait soit sociologique, il faut qu’il intéresse non seulement tous les individus pris isolément, mais la société elle-même, c’est-à-dire l’être collectif. L’armée, l’industrie, la famille ont des fonctions sociales, puisqu’elles ont pour objet l’une de défendre, l’autre de nourrir la société, la troisième enfin d’en assurer le renouvellement et la continuité. Mais, si on réduit la religion à n’être qu’un ensemble de croyances et de pratiques relatives à un agent surnaturel, rêvé par l’imagination, il est malaisé d’y voir autre chose qu’un agrégat assez complexe de phénomènes psychologiques. On peut même très bien concevoir que le sentiment religieux se soit développé en dehors de toute société constituée. Voilà comment il se fait que le livre de M. Spencer contient un grand nombre de questions qui ne relèvent pas de notre science. La sociologie et l’histoire des religions sont et devraient rester choses distinctes.

Ce n’est pas à dire que la religion n’ait pas une place en sociologie. Mais le sociologue doit s’attacher uniquement à en déterminer le rôle social. Cette question, que M. Spencer a traitée en passant[1], aurait dû, croyons-nous, dominer tout l’ouvrage. Seulement si on pose le problème en ces termes, tout change d’aspect. L’idée de Dieu qui tout à l’heure semblait être le tout de la religion ne devient plus qu’un accident accessoire. C’est un phénomène psychologique qui est venu se mêler à tout un processus sociologique, bien autrement important. Une fois que l’idée de la divinité se fut formée dans un certain nombre de consciences sous l’influence de sentiments tout individuels, elle a servi à symboliser toute sorte de traditions, d’usages, de besoins collectifs. Ce qui doit nous importer, ce n’est donc pas le symbole, mais ce qu’il recouvre et traduit. On arriverait peut-être à découvrir ce qui se cache ainsi sous ce phénomène tout superficiel, si on le rapprochait d’autres qui lui ressemblent par certains côtés. En effet, quelle différence y a-t-il entre les prescriptions religieuses et les injonctions de la morale ? Elles s’adressent également aux membres d’une même communauté, sont appuyées sur des sanctions parfois identiques, toujours analogues ; enfin la violation des unes et des autres soulève dans les consciences les mêmes sentiments de colère et de dégoût. Qu’on relise les dix commandements : le repos du samedi, la proscription des idoles y sont ordonnés en termes

  1. Chap. IX, p. 763-774.