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les somnambules une hyperexcitabilité extrême de cette modalité de la mémoire appelée recollection par les Anglais, qui permet l’évocation des souvenirs anciens. La mémoire de fixation, permettant à une image, à une idée, de se graver profondément dans l’esprit, finit aussi par s’accroître, chez les sujets bien éduqués, en même temps que l’attention, qui peut acquérir une très remarquable puissance. Ces sujets se rappellent parfaitement bien, pendant le somnambulisme, ce qu’ils ont fait ou plutôt ce qu’on leur a fait faire toutes les fois où on les a plongés dans cet état ; et l’on conçoit que s’il n’en était pas ainsi, ils ne seraient pas susceptibles d’éducation hypnotique. D’ordinaire, le sujet a oublié au réveil ce qui lui est arrivé pendant la période de somnambulisme, mais pendant cette période il peut posséder les souvenirs les plus précis et les plus étendus de tout ce qu’il a perçu, non seulement à l’état de veille depuis son enfance, mais encore dans toutes les périodes de somnambulisme antérieures.

Le somnambule attentif a donc bien une aptitude toute spéciale saisir et à comprendre les signes de l’hypnotiseur. Mais il faut évidemment que celui-ci en produise pour que cette acuité extrême des sens et de l’intelligence du sujet trouve à s’exercer. Or, dans l’état actuel de la science, il est permis de considérer comme infiniment probable que la pensée n’existe pas sans manifestation extérieure. Celle-ci passe la plupart du temps inaperçue, il est vrai, mais on peut quelquefois l’enregistrer par des procédés spéciaux. Qui peut affirmer que cette manifestation extérieure de la pensée, réelle bien qu’inaperçue par nous, n’est pas perceptible pour le somnambule ? On peut, au contraire, dans un grand nombre de cas, se convaincre aisément qu’elle est bien le signe extérieur perçu par l’hypnotisé. Dernièrement, M. Paul Tannery[1] a proposé ce mode d’interprétation de la suggestion mentale, en supposant que les bruits musculaires très faibles de la parole intérieure pouvaient avoir quelque importance comme mode de transmission de la pensée ; M. Ch. Féré[2], dans un travail plus récent, a émis une hypothèse analogue tendant à établir que cette transmission de la pensée se fait aussi à l’aide de la parole intérieure, perçue, non par l’ouïe, mais par la vue, qui en saisit les mouvements d’articulation extrêmement faibles provoqués par les images motrices des mots. Examinons, en premier lieu, comment la parole intérieure peut se révéler à la vue du somnambule. Rappelons-nous d’abord que l’hypnotiseur, dans les expériences de suggestion mentale, fait toujours un effort volontaire, c’est-à-dire fixe énergiquement son esprit sur ce qu’il veut suggérer à son sujet. Or, c’est une loi généralement admise aujourd’hui en psychologie que l’idée d’un acte volontaire est une tendance à cet acte, tendance d’autant plus forte que la volition l’est aussi davantage. À un moment donné, cette tendance devient une ébauche de cet acte

  1. P. Tannery. Revue philosophique, t.  XIX, 1885, p. 113.
  2. Ch. Féré. Revue philosophique, t.  XXI, 1886, p. 247.