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s’accommoder, quoique insuffisamment, aux nécessités qui s’imposent à lui. Il a beau friser incessamment le délire et dépasser à chaque instant la frontière de la folie, comme il revient aisément en arrière, il y a un doute continuel sur la nécessité de sa séquestration. Ces fous lucides sont les pires de tous les malades.

Quant à la folie morale qui bien souvent se combine avec la précédente, elle consiste surtout dans un manque absolu de sens moral. Les individus atteints de folie morale, qui sont tous des dégénérés, peuvent être intelligents ; ils peuvent être affectueux à certains égards ; ils peuvent rester corrects par habitude ou par tel ou tel autre motif extrinsèque ; mais, quelle que soit la culture qui leur est donnée, ils ignorent la moralité. Que toute culture leur manque ; que leur milieu ne les retienne pas ; que leurs habitudes soient mauvaises, et vous aurez la plupart des vicieux et des criminels.

M. Legrain a très bien fait ressortir cette perversité propre à la folie morale en la mettant en parallèle avec les syndromes, pour tous les cas homologues. Ainsi, il a rapproché les ivrognes des dipsomanes ; les voleurs, des kleptomanes ; les incendiaires, des pyromanes ; les joueurs de profession, des maniaques du jeu ; les assassins, des impulsifs au meurtre, etc. Les uns sont des pervertis dont la conscience est tout à fait obscurcie ; les autres sont des obsédés, des impulsifs, qui gardent encore la conscience de leurs actes même lorsqu’ils succombent à leur incitation morbide. Il y a là toute une série de comparaisons intéressantes qui mériterait d’être approfondie.

M. Legrain, en conséquence, croit que la manie raisonnante et la folie morale sont déjà du délire, parce que la conscience a disparu. On voit que, d’après lui, c’est la perte de la conscience qui caractérise le délire. L’idée paraît juste ; mais, à ce compte, les demi-idiots, les imbéciles, les demi-imbéciles, dont la conscience est nulle ou faible, ne pourraient pas délirer ou délireraient moins que les autres ; ils délirent cependant. Il semble donc que l’idée, vraie au fond, de M. Legrain gagnerait à être formulée dans des termes plus généraux. On pourrait peut-être alors définir le délire : une obnubilation des centres supérieurs par suite de la suractivité des centres inférieurs.

Le délire est comme l’emballement du cheval dès que le cavalier cesse d’avoir une action sur lui. Tant que le coursier obéit aux rênes et à la cravache, quelle que soit son allure endiablée, il n’y a pas délire ; dès qu’il ne sent plus le mors, dès qu’il n’a plus peur du fouet, il est emporté, c’est-à-dire fou, délirant. Or, le cheval représente ici les lobes postérieurs et inférieurs du cerveau et, dans une certaine mesure, la moelle ; le cavalier, ce sont les lobes antérieurs ; les rênes, ce sont les fibres de transmission qui servent d’organes de réaction de toutes les parties du cerveau les unes sur les autres.

J’ai cru devoir faire l’esquisse du groupe clinique de la folie des dégénérés pour montrer comme il est complexe et riche en démonstrations de tout genre pour la psychologie expérimentale. Il me sera facile main-