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l’effet de leur malveillance et s’assurer leur protection, il cherche à se les rendre propices au moyen d’offrandes et de sacrifices, plus tard de prières. Ainsi se fonde le culte des esprits, forme première de toute religion.

Tous les systèmes religieux si compliqués et si subtils que nous trouvons dans l’histoire ne sont que le développement de ce premier germe. Le fétichisme n’est autre chose que le culte de l’esprit transporté aux choses que l’esprit est censé habiter. Quant au naturisme, il est simplement dû à une erreur de langage, à une métaphore grossière que la naïveté de ces hommes primitifs a fini par prendre à la lettre. Par flatterie, on avait donné à certains personnages particulièrement craints et respectés les noms qui servaient à désigner les grandes forces de la nature. Mais bientôt la tradition ne distingua plus entre les hommes et les choses que le même mot désignait. C’est cette confusion qui donna lieu à une personnification de ces agents naturels, et leur fit attribuer des origines et des aventures humaines.

Naturellement les esprits que chaque famille révéra de préférence furent ceux de ses ancêtres. Mais, quand plusieurs familles se furent agrégées et soumises à la direction d’un même chef, chacune d’elles se mit à adorer, outre ses propres ancêtres, ceux du patriarche commun. Il semblait en effet que les esprits protecteurs d’un homme aussi puissant devaient être bien puissants eux-mêmes et il était dès lors prudent de se concilier leur faveur. On s’acheminait ainsi vers le polythéisme, chaque individu menant de front deux cultes à la fois, l’un strictement domestique, l’autre commun à toute la tribu. Toutefois, entre ces différents dieux, il n’y avait pas de différences qualitatives. Tous avaient le même rôle et les mêmes fonctions, et la seule chose qui les distinguait c’est qu’ils n’avaient pas tous une égale puissance. Les hommes ne parvinrent à imaginer des dieux vraiment hétérogènes que quand des sociétés différentes furent arrivées à se mêler les unes aux autres. On sait comment la guerre contribua à ce progrès : les vainqueurs s’annexaient les dieux des vaincus en même temps que les vaincus eux-mêmes. Le même phénomène se produisit toutes les fois qu’un fragment important se détacha d’une tribu trop volumineuse pour s’en aller vivre dans d’autres habitats où il se fit des dieux nouveaux dont le culte s’ajouta à celui des divinités anciennes, emportées de la mère patrie. Seulement, entre tous ces êtres surnaturels, enfantés par l’imagination populaire, des conflits devaient nécessairement surgir, puisqu’ils se disputaient tous la crédulité et la dévotion publiques. Suivant les circonstances et l’habileté des prêtres, les uns passèrent aux yeux des fidèles pour plus puissants que les autres, et de cette manière il s’établit entre eux une sorte de hiérarchie. Peu à peu même ils se subordonnèrent à un dieu suprême de qui ils étaient censés tenir par délégation leur pouvoir, et qui finit, les progrès de la réflexion aidant, par les absorber tous et par devenir l’unique et véritable dieu. Le polythéisme s’était changé en monothéisme.