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PAULHAN.le devoir et la science morale

vie future et à la nature absolue du devoir, mais encore l’appui du désir du bonheur et de la tendance à rechercher le bien-être ; car, non seulement le bonheur de l’individu est souvent en désaccord avec les actes que le devoir exige de lui, mais ni ce bonheur ni tout autre bonheur, pas même le bonheur général de l’humanité et des autres êtres, s’il en existe en dehors du monde que nous connaissons, ne peut être pris pour fin dernière et pour idéal de la morale. C’est-à-dire que la morale que je présente est encore plus impraticable que la morale utilitaire et que la morale évolutionniste de Spencer. J’ai déjà dit les raisons pour lesquelles je ne croyais pas nécessaire que le devoir fût forcément à la portée de tout le monde et qu’il fût même à la portée de n’importe qui. Mais je tiens à constater cependant que l’homme possède une certaine tendance à rechercher le bien pour le bien. C’est cette tendance qui constitue l’obligation morale bien comprise et que j’ai étudiée dans le premier chapitre de cette étude ; cette tendance spontanée à l’organisation, voilà la base sur laquelle toute la morale humaine repose, et c’est en elle que réside la seule chance pour que l’homme se rapproche de l’idéal. Malheureusement, cette tendance, produit de circonstances incohérentes est souvent assez faible, ou plutôt, elle s’exerce dans des sens différents. Elle est aussi bien nuisible qu’utile. Cette tendance à organiser et à systématiser peut, selon les circonstances, conduire à un crime bien combiné ou à une grande découverte. L’homme est un composé de systèmes incohérents et chacun des systèmes qui le composent travaille pour lui-même. De là des luttes et des régressions qui probablement empêcheront toujours l’idéal de se réaliser, et le devoir de s’accomplir. Cela n’empêche pas l’idéal et le devoir d’être et de rester ce qu’ils sont.

Il pourait sembler, d’après ce qui précède, que le devoir et la pratique n’ont aucun rapport. Ce serait une exagération très forte de la doctrine qui me paraît vraie. Le devoir n’est pas renfermé dans un domaine purement théorique. En fait, l’idéal, par cela seul qu’il est conçu, exerce une certaine action, c’est par ce fait, que M. Fouillée a pris comme une des bases de sa philosophie, que s’opère la communication du monde idéal et du monde réel. Mais il est bien évident que l’obligation morale n’oblige psychologiquement que ceux qui la ressentent, et qu’elle les oblige selon qu’ils la ressentent. Il en est de même d’ailleurs, quelle que soit la théorie qu’on adopte. Assurément la croyance à la nature métaphysique du devoir ne peut guère obliger ceux qui ne l’admettent pas, ou, si elle les oblige, c’est d’une obligation purement théorique et idéale, et cette obligation-là, nous la retrouvons dans un système purement naturaliste.