Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/652

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
648
revue philosophique

loppant l’adaptation des moyens aux fins, diminue souvent l’émotion agréable. Enfin, le phénomène inverse est également vrai, et l’on peut éprouver une émotion agréable quand l’habitude qui l’avait fait disparaître a été interrompue et que l’adaptation des moyens aux fins est devenue moins parfaite. En restant donc dans les termes de la définition de la perfection de M. Spencer qui ne me paraît pas la meilleure, bien qu’elle s’en rapproche, nous trouvons que la proposition fondamentale de son système ne peut être acceptée et que sa théorie aboutit à des contradictions.

Les arguments par lesquels M. Spencer réfute la théorie qui n’est pas la sienne ne sembleront pas, je crois, bien solides ; un des principaux consiste à supposer que si l’on n’adopte pas le bonheur pour critérium, on est forcément conduit à admettre que le malheur le plus grand peut accompagner la meilleure conduite. En l’état actuel, d’ailleurs, il n’y a rien d’inacceptable dans cette dernière supposition, mais si nous supposons une société morale idéale, il est facile de voir que cette conséquence doit être repoussée. Si en effet l’émotion agréable correspond à un état d’organisation qui n’est pas parfait, l’émotion désagréable correspond à un état encore plus imparfait, mais il y a une autre solution possible qui est la suppression de toute émotion, et que M. Spencer n’a pas examinée. C’est cependant celle-là que les données de la psychologie paraissent nous donner comme convenant à l’état de perfection. Les utilitaristes et les évolutionnistes hédonistes se sont trompés en voulant donner à la morale comme base et comme critérium un fait qui, au point de vue de la psychologie générale, est aussi peu essentiel que l’émotion agréable. C’était subordonner toutes les facultés de l’homme, et la mise en jeu de ces facultés, sa conduite, à un fait transitoire, et qui est l’expression non pas de la perfection elle-même, mais d’une tendance vers la perfection qui est en voie d’aboutir et n’a pas encore abouti. C’est donc dans l’organisation seule et dans le mode d’association des phénomènes qu’il faut chercher notre loi morale et notre devoir. Et nous arrivons à cette conclusion qui nous sépare à la fois des spiritualistes, des utilitaristes et des évolutionnistes, que le devoir peut n’être nullement praticable pour nous, et que fût-il praticable et pratiqué, il ne nous conduirait pas au bonheur.

Donc, la fin morale est pour nous la perfection, non le bonheur, et les lois de l’idéal doivent être bien différentes de celles qui exprimeraient la nature d’un être jouissant d’un bonheur continu. Il ne faut pas se dissimuler que la pratique de la vertu devient plus difficile encore si nous enlevons au sentiment moral non seulement l’appui des tendances que peuvent mettre en jeu la croyance en Dieu, à la