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PAULHAN.le devoir et la science morale

signifie véritablement un progrès vers ce qui assure un plus grand bonheur[1]. »

M. Spencer examine dans ce passage l’idée de la perfection considérée seulement dans l’agent. Bien que la perfection ne doive pas être seulement considérée à ce point de vue, nous pouvons nous contenter d’examiner ici ces objections qui pourraient être généralisées, comme l’a fait d’ailleurs M. Spencer dans les pages qui suivent celles que je viens de citer. Je citerai encore le dernier paragraphe du chapitre.

« Aucune école ne peut donc éviter de prendre pour dernier terme de l’effort moral, un état désirable de sentiment, quelque nom d’ailleurs qu’on lui donne : récompense, jouissance ou bonheur. Le plaisir, de quelque nature qu’il soit, à quelque moment que ce soit et pour n’importe quel être ou quels êtres, voilà l’élément essentiel de toute conception de moralité. C’est une forme aussi nécessaire de l’intuition morale que l’espace est une forme nécessaire de l’intuition intellectuelle. »

Je négligerai les observations de détail qu’on pourrait adresser au philosophe anglais — je ne vois pas trop, par exemple, pourquoi le point de départ du développement d’un système de morale ne serait pas une notion abstraite, et à vrai dire, je ne puis guère supposer qu’on en adopte d’autre — et j’arrive à ce qui me paraît la question importante. M. Spencer, d’un côté, voit la perfection dans l’adaptation des moyens aux fins ; cette théorie peut se défendre et il la soutient très bien ; mais, d’un autre côté, il voit dans le bonheur le critérium dernier de la perfection. Il en résulte naturellement cette conclusion inévitable que, pour M. Spencer, le bonheur est d’autant plus grand que l’adaptation des moyens aux fins est plus complète.

Sans doute, il arrive bien des fois qu’un accroissement dans l’adaptation des moyens aux fins est accompagné d’une émotion agréable. On pourrait en multiplier les exemples. Mais cela ne prouverait absolument rien, pour considérer comme vraie la proposition qui est essentielle à la théorie de M. Spencer ; il faudrait qu’une loi invariable liât la perfection et le bonheur. C’est ce qui n’a pas lieu.

Nous voyons d’abord que, dans les actes réflexes les mieux organisés, où l’adaptation des moyens aux fins est presque parfaite, il ne se produit aucune émotion agréable. On pourrait ici aussi multiplier les exemples. Je crois que c’est inutile. Il en est de même dans un grand nombre d’actes volontaires des mieux organisés, c’est-à-dire dans ceux où le caractère d’appropriation des moyens aux fins est porté à son maximum. Enfin nous voyons que l’habitude, en déve-

  1. Spencer. Morale évolutionniste, pp. 27-28.