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suivre les actes de l’homme, alors même que les circonstances les obligent à s’en écarter momentanément.

L’utilitarisme est une généralisation mal faite, résultant de ce que les philosophes qui l’ont prôné ont pris comme fondamental et introduit dans leur idéal, un caractère de l’homme qui ne méritait pas cet honneur. Le plaisir est désiré, donc il est désirable, donc il doit être le but de l’activité : tel est le raisonnement des utilitaires. On en a souvent montré la fragilité ; ce n’est pas être désirable qu’être désiré, ou si l’on emploie le mot, désirable aura avec le sens de « qui peut être désiré », on n’a pas le droit de faire de ce qui est désirable la fin de la conduite de l’homme. On a bien souvent montré le côté faible de l’utilitarisme sous toutes ses formes ; je ne crois pas devoir y revenir. D’ailleurs il n’est pas prouvé que le désir de l’agréable soit le fonds même de l’homme, je pense même que la négative de cette proposition est plus vraie qu’elle-même. En fait, l’homme est très susceptible de chercher autre chose que son plaisir, et il abandonne parfois son plaisir pour son devoir. Je sais bien que l’on prétend que l’homme n’abandonne jamais son plaisir que pour un plaisir plus considérable, mais il me paraît qu’il y a là une confusion, et que l’on confond le degré de force de l’impulsion avec le degré de plaisir que doit procurer l’accomplissement de l’acte. L’expérience même me semble prouver directement que nous ne suivons pas toujours la voie qui nous paraît la plus agréable, et que nous pourrions trouver plus de plaisir que nous n’en goûtons.

La faculté générale de l’homme, qui peut être retenue comme fondamentale, est peut-être cette tendance à l’organisation qui, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, produit le sentiment de l’obligation morale : étendre, compliquer, unifier les actes psycho-physiologiques me paraît être la loi la plus générale, la fin la plus permanente que l’on puisse donner à l’homme. Cette loi ressort d’ailleurs de la nature même de la morale. Je n’ai pas ici à construire le type idéal qui la réaliserait, en tant qu’il se peut, mais nous pouvons croire qu’elle est en contradiction complète avec la loi qui admet le bonheur comme fin dernière de la morale.

Il y a bien sans doute, et c’est là ce qui a pu causer l’erreur de quelques philosophes, un certain rapport de concomitance entre la perfection croissante d’un organisme, et le bonheur qu’il éprouve. Mais ce rapport entre le bonheur et la perfection est purement transitoire. Nous avons tout lieu de croire non pas que la perfection complète s’accompagnerait d’un état de conscience agréable, mais qu’elle ne s’accompagnerait d’aucun état de conscience. La conscience ne parait jamais être en effet qu’une résultante du trouble