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PAULHAN.le devoir et la science morale

traction sans valeur. Il s’agit de s’entendre ; sans doute, l’homme en général n’existe pas, au sens ordinaire du mot, mais si l’homme en général n’existe pas, l’acide prussique en général n’existe pas davantage, il n’y a que des molécules diverses ; cela n’empêche pas les chimistes d’étudier les propriétés de l’acide prussique. C’est qu’apparemment toutes ces molécules ont les mêmes propriétés et offrent des réactions semblables. De même, si tous les hommes, à côté de différences nombreuses, possèdent certains caractères communs essentiels, c’est l’ensemble de ces caractères que nous désignerons par le nom d’homme.

Remarquons bien qu’il ne suffit pas que ces caractères soient communs à tous les hommes ; il faut encore qu’ils soient essentiels. C’est que nous savons que les types sont variables et que des caractères généraux peuvent n’avoir qu’une importance transitoire, et être condamnés à disparaître pour le bien même de l’espèce. Au point de vue anatomique, par exemple, l’homme possède des rudiments de muscles qui ne lui sont d’aucune utilité ; c’est là un caractère général, mais non essentiel. Au point de vue psychologique, il est possible que la religiosité ait été un fait commun à tous les hommes. C’est encore là un fait général, mais non essentiel, car la religiosité pourrait disparaître sans que l’homme cessât d’être un homme. Il n’en est pas de même, si nous envisageons, par exemple, le fait que l’homme a le pouvoir de comparer et d’organiser ses expériences. On ne peut le supprimer sans supprimer en lui la qualité qui le fait homme. De même pour le langage. Le degré d’importance d’un caractère se mesure au nombre et à la complexité des phénomènes dont il détermine nécessairement l’organisation. C’est à ce point de vue qu’il faut se placer, et, si nous nous servons ici du mot type, c’est seulement pour la commodité du langage et en ne lui attribuant qu’une valeur relative. On pourrait objecter en effet autrement que le développement de caractères essentiels qui constituent actuellement le type de l’homme aurait pour effet de modifier ce type, et de le remplacer par un type différent. En somme, c’est seulement en tant que les caractères généraux de l’homme peuvent s’accorder et s’harmoniser, qu’il importe de les retenir pour en faire la base ou l’objet d’une morale.

Si nous trouvons des lois de groupement de ces caractères essentiels qui les unissent en un système harmonieux, ce sont ces lois que nous appellerons la morale générale. Il est bien entendu que ces lois générales peuvent se compléter pour chaque individu, selon les temps et les lieux, par des lois plus particulières, mais la morale générale indique au moins la tendance, la disposition que doivent