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trouver à critiquer dans les lignes que je cite, mais ce serait revenir au sujet du chapitre précédent ; je me bornerai à faire remarquer que les termes mêmes dont se sert M. Guyau, dans le dernier chapitre que je cite, paraissent impliquer que l’immoralité complète est encore une sorte de morale, je veux dire de système de conduite, qui entraîne avec lui l’idée d’une certaine obligation, et qui représente une conception idéale au moins analogue à celle du devoir. Mais je laisse ce point de vue, et je suppose que toutes les conséquences les plus pessimistes indiquées dans le passage que je cite viennent à se réaliser, et le fait peut bien après tout être supposé possible ; si donc la société ne peut subsister avec une philosophie qui n’admet ni Dieu, ni une certaine réalité métaphysique du devoir, réalité qu’on a peine à se représenter de quelque manière que ce soit, et si, d’un autre côté, les doctrines qui entraînent ainsi la ruine de la société sont des doctrines vraies, il n’y a rien à en conclure contre la morale naturaliste[1], mais il y a en revanche beaucoup à conclure contre la nature de l’homme, telle que l’ont façonnée les siècles d’évolution et de progrès prétendu pendant lesquels l’homme a pris l’habitude de faire dépendre son idéal de conceptions sans réalité. Si, au point où nous en sommes arrivés, l’homme n’a pas acquis assez de sens esthétique ou de sens moral pour pouvoir agir contre son plaisir et contre son intérêt en ayant seulement en vue la réalisation du bien considéré en lui-même, il n’y a qu’à désespérer de lui, et si une société composée de tels individus vient à disparaître, elle n’a que ce qu’elle mérite ; je dirai même que c’est un devoir pour elle de ne pas continuer à subsister.

Car, enfin, c’est encore un postulat presque universellement admis et dont je cherche en vain les preuves, que la morale consiste à préserver et à conserver la société que nous connaissons. Mais peut-être faudrait-il savoir auparavant si cette société vaut la peine d’être conservée et si elle est digne de vivre. La plupart des moralistes ne paraissent pas avoir songé à se le demander. Ils ont pris la société sans rechercher si elle a des droits suffisants à l’existence et la question vaut cependant la peine qu’on se la pose. Supposez une bande de brigands bien organisée ; sans doute, en tant que membres de cette compagnie, tous les brigands ont certains devoirs les uns envers les autres, et même ces devoirs sont de voler ou d’assassiner les gens qui n’en font pas partie, mais ne serait-ce pas une question morale

  1. L’idée de la morale que je défends ici, diffère essentiellement en plusieurs points des théories de Darwin et de Spencer, mais elle peut être exposée à certaines objections dirigées contre les théories des philosophes anglais : ce sont ces objections que j’examine.