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PAULHAN.le devoir et la science morale

« L’homme, par la raison, peut ainsi se rendre compte du mécanisme de ses idées morales ou de ses hallucinations morales, et les naturalistes anglais se donnent précisément pour tâche d’aider l’homme à comprendre ce mécanisme. Reste à savoir si, quand il l’aura compris, il le laissera fonctionner comme auparavant…

« Pour emprunter un exemple à l’histoire naturelle elle-même, sur laquelle s’appuie M. Darwin, ne voit-on pas des fourmis paresseuses qui, dégoûtées du travail et de la vie active, enlèvent les larves des fourmis plus petites, les élèvent, les plient à la servitude, et, désormais oisives, perdent à ce point leurs instincts primitifs qu’elles mourraient de faim si elles étaient abandonnées à elles-mêmes ? Qui empêchera l’être moral d’agir d’une manière analogue, de se débarrasser de cet instinct par lequel vous espérez le retenir ? Vous-mêmes, vous l’y aidez, vous-mêmes, vous l’en débarrassez.

« En fait il y a dès ce moment des gens chez qui l’instinct moral dont parle MM. Darwin et Spencer s’amoindrit considérablement, parfois même semble disparaître. Il serait intéressant d’observer si cet obscurcissement de la moralité, qui d’ailleurs n’est jamais définitif, n’est pas dû précisément à des doctrines et à des raisonnements analogues.

« Nous voulons parler des coupables intelligents, qui savent ce qu’ils font, qui ont reçu une certaine instruction, qui sont capables de réflexion, qui enfin ne représentent pas seulement l’homme physiquement abruti, mais l’homme moralement dégradé. Ceux-là ne sont autre chose que des sceptiques qui pratiquent. La moralité est pour eux une chimère, le bien et le mal, un préjugé ; chacun suit son intérêt, et eux, ils le cherchent où ils le trouvent ; tous les hommes sont égoïstes autrement qu’eux, mais non moins qu’eux : ainsi pourrait-on formuler la pensée générale qui se dégage de leurs actes et de leurs paroles, et cette pensée, en dernière analyse, constitue le fond primitif et essentiel de toute doctrine exclusivement utilitaire. De là sans doute cette ironie que l’on s’étonne de rencontrer chez certains coupables, cette raillerie amère à l’égard du bien idéal ; de là vient même ce cynisme qui parfois touche au stoïcisme, cette persévérance dans le vice qui implique parfois courage, et apparaît ainsi comme l’image lointaine de la persévérance dans le bien ; en un mot, cette affirmation suprême dans la souffrance et la mort, que tout est négation et néant[1]. »

Comme on peut le conclure de ce qui précède, je n’accepte pas la théorie de l’obligation — hallucination utile, et à cet égard je pourrais

  1. Guyau. La morale anglaise contemporaine, p. 323 et 332-333.