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saires à l’existence de cette société : seulement la société périra. Le fait prouve contre la valeur de la société, mais non contre la valeur de la règle. Il n’y a donc aucune bonne raison à tirer contre une morale athée de ce qu’une pareille morale serait inapplicable, et que l’adoption des théories sur lesquelles elle se fonde entraînerait la ruine de la société actuelle.

Il peut arriver que dans certaines circonstances et par l’effet de certaines doctrines, les tendances fondamentales de l’homme deviennent opposées les unes aux autres. On ne peut nier que la suppression de Dieu et de la vie future ne mette les tendances égoïstes en opposition plus marquée, chez bien des gens au moins, avec les tendances qui ont pour objet la réalisation du bien. L’homme est alors amené à se créer plusieurs types d’idéal — un idéal de vie égoïste, un idéal de vie élevée — qui ne concordent pas, et qui tendent à déterminer des actes absolument opposés et contradictoires. Le sentiment de l’obligation ne disparaît pas, mais il s’amoindrit, et surtout il est moins efficace. Mais remarquons qu’il n’y a rien de rationnel dans cet amoindrissement, et que, au contraire, il est psychologiquement impossible qu’un homme chez qui l’exercice de la raison a toute sa puissance ne se fasse pas un certain idéal de vie et ne se croie pas en quelque sorte obligé de le réaliser.

À ce point de vue, comme nous l’avons déjà dit, l’obligation morale et le devoir ne disparaîtront pas, mais on voit en quoi se justifient jusqu’à un certain point en ce cas les objections adressées à la morale naturaliste.

Que faut-il en conclure ? Il peut arriver, je suppose, que si une philosophie sans Dieu ni métaphysique vient à s’établir, un idéal véritablement moral ne puisse s’imposer à l’homme assez fortement pour se faire accepter, et que l’idéal qui s’imposera sera tel qu’il doive mener promptement la société à sa ruine. Je mets les choses au pis. Analysons le cas.

« Selon le naturalisme de MM. Darwin et Spencer, dit M. Guyau, lorsque nous invoquons un prétendu principe de moralité d’après lequel nous jugeons, et au nom duquel nous nous obligeons nous-mêmes, nous sommes des hallucinés qui prennent leurs idées fixes pour des réalités. La seule différence entre l’halluciné et l’être moral, c’est que le premier n’est utile à personne (encore faudrait-il excepter Jeanne d’Arc par exemple), tandis que, sans l’être moral, la société ne saurait subsister. On a dit de la sensation en général qu’elle était une hallucination vraie ; on pourrait dire de la sensation morale et de l’obligation subjective qu’elle produit, qu’elle est une hallucination utile.