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social, nous n’aurons pas créé pour cela un altruisme nouveau. Il est vrai seulement que certaines impulsions sortent directement de l’instinct, et que d’autres arrivent à effet par le chemin d’un raisonnement. Que ce raisonnement ait fait naître un sentiment, et que l’amour de la patrie agisse à la fin à la manière d’un sentiment, cela n’empêche point qu’un fait de raison ne s’interpose entre des émotions premières et un sentiment final. Nous pouvons bien admettre que la sexualité, dans le cas du dévouement maternel, a donné la direction. Mais l’altruisme social porte plus loin, et la sexualité nous abandonnerait ici. Elle nous fournirait peut-être le type de l’acte, en vertu de son caractère qui est d’être une dépense ; la matière de l’acte ne pourrait se trouver que dans l’idée, dans le « sentiment intellectuel » qui veut se réaliser.

Je n’ai pas à analyser le fonds idéal de l’altruisme. Je note simplement le rôle des idées dans le développement de nos passions, en particulier de l’amour, et j’en prends occasion de revenir, pour terminer, à la critique des faits pathologiques invoqués au courant de ce travail.

Il entre dans l’amour, ces faits nous l’ont montré, trois sortes d’éléments qui composent ensemble l’aspect du phénomène normal, c’est-à-dire : le besoin organique, le choix de la personne physique, le choix de la personne morale, ce dernier choix impliquant la représentation tout intellectuelle de la beauté de la personne et des joies qu’elle nous promet[1]. L’amour de nos érotomanes mérite-t-il donc vraiment ce nom d’amour ? L’état mental de ces malades est bien celui de l’amoureux. Le tailleur follement épris de Mlle Van Zandt croit que la cantatrice, sur la scène, porte sans cesse les regards dans sa direction ; très ému, il rentre chez lui et ne dort pas ; il revient, afin de la revoir, tous les jours au théâtre ; il l’attend à la sortie, « il va se poster à côté de sa demeure pour la voir quand elle rentrera chez elle, pour apercevoir aussi son ombre sur les rideaux quand elle sera dans son appartement ; » il essaye d’entrer dans son appartement et puis il craint de l’avoir compromise. Il n’a pourtant nulle envie d’abuser de la passion si vive qu’il s’imagine lui avoir inspirée, et il ne réussit pas d’abord à persuader sa femme, à qui il en a fait l’aveu, de la pureté de cet amour extraordinaire. Il est un malade, justement parce qué ces phénomènes intellectuels si aigus ne s’accompagnent pas chez lui, cette fois, des autres phénomènes de l’amour.

  1. F. Paulhan (Rev. philos., nov. 1885) distingue dans l’amour : 1o des sentiments immédiats ; 2o des sentiments médiats ; 3o des phénomènes intellectuels. Il écrit même qu’il est difficile de définir bien nettement ce qui reste dans le phénomène de l’amour, si on lui enlève sa partie intellectuelle, soit les images, les idées, etc., qui l’accompagnent.