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GUARDIA.philosophes espagnols

apprises évidemment dans les livres dont la doctrine lui paraît fausse, et qui n’a rien de commun avec la sienne.

Les trois bergers qui figurent dans le premier dialogue sont beaucoup plus instruits que le commun des gens de leur profession, et l’on pourrait croire, à les entendre raisonner savamment, qu’ils ont suivi les cours des facultés, et fait ces hautes études que les Espagnols du xvie siècle appelaient facultades mayores. Quiconque avait passé par là possédait un titre académique : les uns se contentaient du baccalauréat, les autres prenaient leurs licences ; les plus ambitieux ou les plus riches poussaient jusqu’au doctorat ; car il ne manquait point d’universités de second ordre qui conféraient les hauts grades à beaux deniers comptants. Cervantès, qui passait pour un talent laïque (ingenio lego), parce qu’il avait appris tout ce qu’il savait dans une école latine de Madrid, Cervantès, ennemi juré du pédantisme, s’est moqué sans pitié de ces docteurs à la douzaine qui sortaient avec un très léger bagage des petites universités complaisantes de Sigüenza et de Osuna, où les candidats trouvaient des diplômes à des prix très raisonnables. Et les grandes universités même n’hésitaient point à grossir leurs revenus en spéculant sur la sottise et la vanité. On connaît le mot de ce professeur de Salamanque à ses collègues qui hésitaient à recevoir un aspirant ignare, mais, riche : Accipiamus illum propter pecuniam suam, et dimittamus asinum in patriam suam. Munis de leur diplôme, ces baudets se prélassaient sous la soutane du bachelier, la robe du licencié, la simarre et le bonnet du docteur, et hardiment briguaient des chaires, des prébendes ou des bénéfices. Ce monde de mandarins fourmillait de solliciteurs et de parasites. À défaut du savoir, ces gradués avaient la suffisance, l’arrogance et la morgue, et ils ont fourni des types immortels aux romanciers du genre picaresque, qui sont les meilleurs satiriques de l’Espagne.

Cette fausse noblesse universitaire fut une des causes les plus efficaces de la décadence des études : on ne rencontrait partout que faux savants et faux lettrés, dont le pédantisme était en raison directe de l’ignorance. Du reste, le ton doctoral, sous prétexte de gravité, ne déplaisait point aux meilleurs écrivains, voire aux poètes : les bergers des églogues de Garcilaso de la Vega, contemporain de Charles-Quint, sont infiniment plus savants que ceux des Bucoliques de Virgile, si éloigné déjà de la simplicité de Théocrite. Qu’on ne s’étonne donc point du savoir et des façons de ces bergers qui défendent les principes de la philosophie nouvelle et de la vraie médecine contre les suppôts de l’École.

L’étude de la nature ne suffit point pour argumenter contre les