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G. LE BON.applications de la psychologie

sur toutes choses avec les idées de son pays et de son temps, et d’arriver à raisonner comme un Chinois avec un Chinois, comme un Arabe avec un Arabe ; en un mot à voir sous les mots les idées qu’y mettent le Chinois et l’Arabe, et non pas celle qu’il est habitué à y mettre lui-même. Il devra tâcher surtout de comprendre — chose particulièrement difficile pour un Français — que les institutions sont le résultat de nécessités indépendantes des fantaisies des hommes, que celles qui conviennent à un peuple peuvent être détestables pour un autre, et qu’il est, par conséquent, enfantin de vouloir les lui imposer. Cette dernière vérité devrait être bien banale, mais il ne paraît pas qu’elle le soit suffisamment encore, puisque tant d’Européens persistent à vouloir doter les Orientaux — les Japonais par exemple — de nos institutions et de nos codes.

La seconde méthode consiste à étudier soigneusement les œuvres littéraires populaires du peuple dont on veut connaître la psychologie. Je dis : populaires, car les épopées, les œuvres religieuses sont des conceptions toujours plus ou moins fantaisistes, produits de cerveaux excités, qui réfléchissent sans doute les temps où ils vivent, mais en les déformant considérablement. On peut y puiser, assurément, car, en définitive, l’écrivain, quel qu’il soit, est toujours l’expression du monde qui l’entoure, mais il faut n’y recourir qu’avec une extrême réserve. Il en est tout autrement des œuvres populaires : contes, légendes, apologues et proverbes. Ce sont les œuvres collectives d’un peuple ; et elles ne sont populaires, précisément, que parce qu’elles sont les échos de l’expérience de chacun sur un sujet donné. Ce n’est que dans de telles œuvres qu’on peut découvrir l’âme d’une époque, les idées mortes d’un peuple mort. Nous avons consacré tout un chapitre de notre Histoire des Civilisations de l’Inde à reconstituer, avec cette source d’informations, la psychologie mentale des anciens Hindous.

Pour appliquer les méthodes qui viennent d’être exposées, il n’est pas besoin d’entreprendre des voyages lointains : la psychologie comparée des peuples européens est toujours à faire. Elle seule peut faire comprendre leur destinée et leur histoire.

Dr Gustave Le Bon.