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saurais trop y insister encore, car elle donne la clef de bien des phénomènes historiques incompréhensibles sans elle. Si les Romains ont dominé la Grèce, si des tribus arabes demi-barbares, sorties de leurs déserts, out conquis le monde gréco-romain, si les Musulmans ont dominé l’Inde, et si, de nos jours, une poignée d’Anglais maintient cet immense empire sous sa loi, les vainqueurs l’ont dû à l’énergie de leur volonté bien plus qu’à leur intelligence. La plus puissante des forces humaines sera toujours la volonté.

À cette absence d’énergie, si caractéristique chez l’Hindou, se joint encore une sorte d’indifférence fataliste qui lui fait considérer de l’œil le plus tranquille ce qui ne touche pas les lois de sa caste ou ses croyances religieuses, et lui permet de supporter comme une chose absolument inévitable la plus dure tyrannie. L’Hindou n’est pas brave comme nous comprenons la bravoure en Europe ; pourtant il a le plus grand mépris de la vie, et la crainte de la mort ne l’ébranle pas. Il ne cherche pas à l’éviter, la chose ne lui semblant pas en valoir la peine. Sa persuasion que toute tentative pour s’y soustraire serait inutile est d’ailleurs complète.

Cette indifférence de l’Hindou pour la plupart des choses de ce monde a pour résultat l’impossibilité d’agir sur lui en mettant en jeu les facteurs qui ont une influence si puissante sur un homme de l’Occident. Quel moyen d’action aurait prise sur des individus aussi indifférents à la vie qu’à la mort, qui ne se sentent déshonorés par aucune des punitions qu’infligent nos codes, la prison notamment, et dont toute l’ambition est satisfaite lorsqu’ils ont gagné la ration de riz nécessaire à leur alimentation journalière ? Lorsqu’ils la possèdent, il n’est pas de promesse de récompense qui puisse les faire sortir de leur apathie. Offrez à un ouvrier hindou telle somme que vous voudrez pour un travail à livrer à époque fixe, il vous promettra tout ce que vous désirez, mais il vous manquera infailliblement de parole. Demain appartient à un avenir trop lointain et trop incertain, suivant lui, pour qu’il songe à s’en occuper. L’Européen qui a un peu pratiqué les Hindous sait bien que, s’il veut compter sur des porteurs, arrêtés par lui d’un jour à l’autre, le seul moyen de les trouver sûrement au moment voulu est de les obliger à passer la nuit couchés devant sa porte.

Il faut avoir étudié les Hindous à ce point de vue, pour comprendre combien certains sentiments qui nous paraissent fort simples, parce que l’hérédité les a fixés en nous, tels que ceux de la précision et de l’exactitude, sont inconnus à certaines races. Au début des chemins de fer, les Hindous arrivaient généralement aux stations deux ou trois heures après le moment fixé pour le départ des trains. L’expérience