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dant des années exactement de certains mots qu’ils ont entendu prononcer par un individu qui leur était inconnu, comme par exemple un mendiant, sans qu’ils aient le moindre souvenir du son de sa voix. Ces paroles, détachées des images auditives, mais restant dans notre mémoire, sont ce que j’appelle le « noyau ». Ce noyau, disais-je, dans l’ouvrage cité, doit déjà avoir été éveillé ou formé à l’audition des paroles, car autrement je ne pourrais m’en souvenir ; « se souvenir » ne peut signifier autre chose que ressusciter des images qui ont déjà existé dans ma conscience.

Cette nécessité d’admettre que le bruit des paroles doit encore éveiller en nous quelque chose pour que nous puissions les comprendre a été, avant moi, reconnu par Wilhelm de Humboldt qui l’appelait la « faculté de la parole ». En reconnaissant ce fait, ce grand philosophe a devancé ses contemporains. Les sciences naturelles n’avaient alors aucun point d’appui à leur offrir, et c’est ainsi que, à ce que je suppose, il n’a pu être compris. Elles n’en eurent que quand Broca eut constaté l’existence d’un centre spécial du langage. Je dois cependant remarquer que l’idée de Broca se rattache immédiatement à celle de W. de Humboldt qui, le premier, a reconnu l’existence d’une « faculté de la parole » qui doit être éveillée pour que nous comprenions. Broca, en revanche, constata que nous perdons la faculté de comprendre la parole, quand une certaine aire du cerveau devenue malade est incapable de fonctionner. Cette « aire » doit être le siège de « la faculté de la parole ».

Mais cette découverte n’a cependant pas suffi à faire entrer dans une nouvelle voie la théorie des représentations du langage. On continua à se rattacher à l’apparence et on admit, après comme avant, que c’est au bruit de la parole que nous devons la compréhension. Moi-même, après avoir achevé les travaux préparatoires de l’opuscule cité, après avoir fourni la preuve de ma théorie, j’ai été pour ainsi dire effrayé de l’idée d’admettre que l’articulation tacite se rattache aussi à l’audition de la parole, et il m’a fallu un long exercice pour pouvoir le remarquer. Il n’y a donc pas à s’étonner que des auteurs peu au fait de la théorie que j’ai émise subissent l’influence de l’apparence, et persistent à soutenir que leur perception intérieure leur fait reconnaître les mots par les images auditives[1].

La contradiction qui en est résultée contre ma théorie n’est cependant pas de nature à l’ébranler ; car les conséquences qui découlent

  1. Je ne puis m’abstenir de répéter la remarque que j’ai faite dans mon Étude sur le langage, à savoir que Ferrier a désigné avant moi les représentations du langage comme une fonction de l’aire motrice de l’écorce corticale, sans qu’il se soit exprimé explicitement à cet égard.