Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/556

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
552
revue philosophique

Nous ajouterons : c’est ainsi que les choses pourront se passer dans l’avenir sur une échelle plus grande encore. Car, s’il est permis d’admettre la possibilité d’un épuisement si complet à propos d’un peuple tel que ce grand peuple espagnol, dont l’exubérance inventive et prolifique[1], il y a trois siècles à peine, éblouissait tout l’ancien monde et fécondait la moitié du nouveau, quelle est celle des nations, actuellement en relief et en combustion, voire la Prusse, voire l’Angleterre même, qui pourra se croire assurée contre l’impuissance et la stérilité de demain ? Surtout, quelle est celle qui pourra se promettre de n’être jamais annexée par un voisin plus puissant au cours de cette « guerre formidable, de cette terrible conflagration qui est imminente aujourd’hui » ? D’ailleurs, même en admettant que toutes les nations européennes restent progressives et fécondes, il suffira que l’une d’elles, en avant sur les autres, gagne le prix de la course dans ce steeplechase gigantesque, pour que le mouvement de ses rivales s’arrête court devant son triomphe éclatant et définitif.

Triste prévision ! dira-t-on. Mais, pour être optimiste avec notre auteur, tâchons de voir les choses du bon côté. Malgré la répulsion que doit éprouver une rétine d’artiste pour la perspective d’une civilisation unique, unilingue, monotone et monochrome, étendue comme un vaste linceul sur tout le pittoresque social du passé, tâchons d’y habituer nos regards. Après tout, cette uniformité aura sa grandeur. Il est possible aussi, malgré tout, malgré notre population stationnaire, notre langue débordée, notre importance décrue, nos industries menacées, que cette unité soit, non l’amoindrissement, mais l’élargissement de la France en ce qu’elle a de meilleur ; qu’elle ne soit point le déluge du germanisme ni de l’américanisme, mais du slavisme francisé dont nous serions l’âme et le ferment. Le volcan de notre génie fume encore ; à sa prochaine éruption, nul ne sait jusqu’où ira sa lave, ni, par suite, jusqu’où ira sa population remise en train de croître. Puis, cette unité grandiose, n’est-ce pas le seul moyen concevable, imaginable, de pacifier définitivement la terre ? Ah ! si ce rêve pouvait s’accomplir ; si, pardessus toutes les nationalités et tous les patriotismes en débris, en faisceau, la paix, une paix aussi supérieure en majesté à la paix romaine que l’Océan l’est à la Méditerranée, venait nous refaire une grande patrie commune, il y aurait bien là de quoi se consoler. Et peut-être, s’ils pouvaient déjà y croire, les Français, dont la « natalité » insuffisante est maintenant déplorée par tant de statisticiens (souvent célibataires), jugeraient-ils qu’il vaut la peine d’être père, et père de nombreux enfants, pour avoir quelque chance de voir par leurs yeux et de hâter par leurs bras ce spectacle inouï, dénouement et dédommagement des horreurs de l’histoire… Ce n’est pourtant pas bien sûr.

Mais laissons là les futurs contingents. Quand il s’agit d’expliquer les faits réels, j’ai à louer M. Novicow d’avoir souvent égard, incon-

  1. Prolifique parce que inventive, remarquons-le, et non vice versa.