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ANALYSES.novicow. La politique internationale.

tumes, tout ce qui est en train de s’évanouir et n’en est que plus poétique. Mais elle sait bien qu’elle ne retarde pas d’un seul jour l’évanouissement fatal de tout cela.

L’objection tirée de ce que les nationalités adultes, comme les organismes adultes, résistent à la fusion mutuelle, ne saurait nous arrêter davantage. Ici, l’assimilation des sociétés aux organismes a mal servi notre auteur, quoique, en général, il n’abuse pas trop de cette métaphore épuisée et ne tombe pas souvent dans le naturalisme trompeur où échouent tant de sociologues. Remarquons que, plus un peuple est civilisé et atteint au prétendu état adulte, plus s’avive et se déploie en lui la soif des nouveautés étrangères à importer et imiter. Nulle part autant que dans les capitales des divers États d’Europe ne sévit la passion d’imiter l’une d’entre elles momentanément dominante ou de s’imiter réciproquement chacune sous un aspect spécial. Il est vrai qu’il vient toujours un moment où, après s’être ouvertes largement au dehors pour absorber les exemples étrangers, les nations se referment, se reclaquemurent le mieux qu’elles peuvent, pour les digérer. Mais elles le peuvent de moins en moins, et, avant que ce moment arrive pour les nations européennes, il est possible qu’elles aient le temps d’être englouties politiquement par l’une d’entre elles. Car le progrès de l’imitation étrangère aboutit à l’assimilation sociale qui fatalement prépare l’unité politique. Toutes ces capitales de l’Europe, Paris, Londres, Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg et autres, où brûle le génie contemporain en foyers multicolores, alimentés par des mines de découvertes scientifiques et d’inventions industrielles non encore épuisées, ressemblent à une illumination de lanternes vénitiennes qui, quoique brillant ensemble, sont destinées à s’éteindre une à une pour le plus grand éclat de la dernière. Elles rappellent, si l’on aime mieux, ces étoiles urbaines de la civilisation hellénique qui constellaient les rivages de l’Asie Mineure, de la Syrie, de l’Égypte, de la Grèce, au commencement de l’ère chrétienne. À la fin tout s’éteignit et il ne resta plus de cette constellation que Byzance où l’épuisement du combustible de la pensée se faisait moins sentir qu’ailleurs, et tout se byzantinisa forcément dans ce qui restait alors de civilisé ou de civilisable. Je m’empare d’une hypothèse faite sous forme d’exemple par M. Novicow. « Qu’un jour, dit-il, le mouvement intellectuel se ralentisse à tel point en Espagne, que ce pays ne produirait plus ni poètes, ni littérateurs, ni artistes originaux ; que les Espagnols aillent chercher en France les livres, les maîtres, en un mot tout ce qui est indispensable à la satisfaction de leurs besoins intellectuels. Peu à peu, au midi des Pyrénées, les hautes classes se mettront à parler le français ; cette langue deviendra celle de la justice, de l’administration et du gouvernement. Si, de plus, la différence des sentiments n’oppose pas d’obstacle à la fusion, l’espagnol tombera au niveau d’un patois populaire et l’Espagne fera partie désormais de la nationalité française. C’est exactement ainsi que ce sont passées les choses dans le Languedoc après son annexion à la France. »