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ANALYSES.novicow. La politique internationale.

d’un souffle généreux. Une foi profonde l’anime, le culte de notre civilisation européenne, et le respect de toutes ses manifestations. Il l’aime au point d’écrire que « même l’animal domestique d’un être civilisé est beaucoup plus heureux qu’un homme sauvage, » et que « même les classes ouvrières d’une société civilisée possèdent des avantages infiniment supérieurs à ceux des classes dirigeantes d’une société barbare ». La politique internationale, telle qu’il l’entend, ferait du globe une société de secours mutuels des diverses nationalités dignes de ce nom. Il en compte 18 en Europe, et se persuade qu’elles valent la peine de subsister dans l’avenir. Pourtant, il sait bien comment les nationalités périssent, et l’un des mérites de son ouvrage est de formuler les lois de leur lutte destructive sous diverses formes. Il sait que leur destruction a lieu : spontanément, par le débordement du peuple rendu plus prolifique et le refoulement du peuple devenu moins fécond, ou par l’invasion des produits industriels d’un peuple sur un autre, ou par l’exportation conquérante de ses arts, de ses chefs-d’œuvre littéraires, de ses idées ; coercitivement, par le massacre par des traités de commerce qui créent des monopoles désastreux, par l’école obligatoire d’un certain genre ou l’imposition d’une langue officielle. Mais il croit que, plus les nationalités s’éloignent de leur berceau et approchent de l’état adulte, plus elles opposent de résistance aux causes de destruction spontanée ou coercitive, plus même elles sont impropres à se fondre en une combinaison supérieure.

Avant de lui exprimer nos doutes à cet égard, disons ce qu’il entend par nationalité. Pour lui, il y a trois stades du développement social : la tribu, l’État et la nationalité. Beaucoup de peuples s’arrêtent au premier ou au second ; ceux-là seuls se haussent au troisième, qui ont eu une floraison spéciale de génies littéraires, artistiques et scientifiques, et qui possèdent une littérature, un art, un épanouissement intellectuel à eux. « La tribu et l’État vivent ; la nationalité vit, sent et pense. » Partant de cette définition, il se croit le droit de traiter avec un souverain mépris tous les non-civilisés et de justifier leur élimination ou leur absorption par les Européens colonisateurs. De quoi se plaindraient ces indigènes ? Ils manquaient de nationalité ; on leur en fournit une. — Mais on voit par là ce qu’une telle définition a de défectueux et d’arbitraire ; car c’est une amère plaisanterie de dire à des Arabes, à des Peaux-Rouges même, mourant les armes à la main pour la défense de leur idiome, de leurs dieux, de leurs vieilles mœurs, qu’ils sont dépourvus de tout sentiment national. Et je me demande si le sentiment national est, à beaucoup près, aussi énergique chez les civilisés que chez ces barbares ou ces sauvages.

C’est qu’en fait, si l’on y réfléchit, nationalité signifie non pas supériorité mais bien originalité sociale, et circonscrit le domaine où se renferme le rayonnement imitatif d’un foyer séculaire d’idées ou de créations originales. Quel est donc le peuple, même morcelé en tribus, en classes, en gentes, qui, s’il parle une même langue et pratique une