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pu commettre cette erreur, ne la pardonnera-t-il pas à ceux qui n’ont aperçu son maître que de loin, et ont dû le juger sur ses dernières paroles ? Est-ce notre faute, si nous l’avons vu tel qu’il se montrait ?

Mais ce n’est pas sur cet aspect défavorable de la vie de Cousin qu’il nous convient d’insister. Tous les reproches qu’on peut lui adresser sont connus : c’est un sujet rebattu. Nous n’en avons parlé que parce qu’il faut bien voir les ombres du tableau, et qu’en bonne justice nous ne pouvions faire autrement. Ce qui est plus intéressant et plus nouveau, c’est de rappeler qu’à côté de ce Cousin trop connu, il y en a un autre, méconnu et oublié. C’est cet autre Cousin, bien différent du dernier, bien supérieur aussi, sur qui nous devons arrêter nos yeux.

C’est une véritable évocation à laquelle nous assistons, lorsque M. Janet fait paraître devant nous un Cousin jeune, ardent, plein des aspirations les plus hautes et les plus hardies, tel qu’il était lorsque, en 1815, il succéda à Royer-Collard ; puis, lorsqu’il se trouva parmi ses élèves de l’École normale, presque aussi ignorant qu’eux, mais comme eux aussi animé du désir de savoir, et enflammé d’enthousiasme pour la vérité. Avec quel zèle et quelle curiosité, sachant bien ce qui lui manque, il va puiser aux sources de la philosophie moderne ! Il entreprend de faire connaître Kant à la France ; il part pour l’Allemagne, entre en relations avec Hegel, Schelling, Schleiermacher, et tant d’autres. C’est alors qu’il noue avec Hegel cette étroite amitié, à laquelle il resta fidèle toute sa vie. Revenu en France il donne à la Faculté des lettres, à côté de Guizot et de Villemain, cet enseignement qui est resté si célèbre. M. Janet résume, année par année, toutes les leçons qu’il a faites pendant les deux périodes qui s’étendent de 1815 à 1820, puis de 1828 à 1830. Pièces en main, il démontre qu’il faut renoncer à la légende qui nous représente Cousin comme uniquement préoccupé de succès oratoires. C’est un vrai philosophe, qui cherche intrépidement la vérité, sans reculer ni devant les formules audacieuses, ni même devant les âpretés du langage métaphysique le plus abstrait. Il apparaît à ses contemporains, non comme un habile faiseur de phrases, mais comme « une sorte d’hiérophante, venant d’un monde invisible annoncer des choses inconnues ». Ironie de l’histoire ! il y a eu un temps où l’on reprochait à l’auteur du Vrai, du Beau et du Bien sa subtilité, son audace, son langage hérissé de formules. On le traitait comme on fait aujourd’hui les Kantiens. Hegel lui-même, bon juge, loue la profondeur (die Grundlichkeit) avec laquelle il entre dans la manière (allemande) plus abstraite d’entendre la philosophie. Augustin Thierry lui rend en 1820 ce témoignage : « Durant huit mois, son nombreux auditoire a marché à sa suite, au milieu des aridités de la science de l’homme, sans paraître un moment fatigué par les efforts du professeur, ni même par ses propres efforts. Avoir inspiré aux jeunes gens le goût de ces travaux austères, y avoir dévoué sa propre vie, avoir entrepris comme une dette envers la science et envers ses élèves deux voyages coûteux et pénibles pour visiter les écoles étrangères,