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des vérités nouvelles dont on se fait l’apôtre. La propagande ne déplaît point aux femmes qui ont la fantaisie de prendre la parole ou la plume, et ce ne sont pas nos contemporains qui trouveront étrange qu’une femme ait entrepris vers la fin du xvie siècle de réformer la philosophie, la médecine, la législation et l’état social.

Le vent était alors à la réforme, et l’on ne saurait croire au nombre extraordinaire de réformateurs utopistes qui donnaient pour rien des consultations et recommandaient leurs panacées. L’un voulait réformer la politique, l’autre les lois, un autre les finances, un quatrième l’instruction publique ; chacun proposait un expédient pour sauver de la ruine imminente une société condamnée à périr par les fautes de ses gouvernants et de ses guides. C’est quand le mal est sans remède que les publicistes se multiplient ; et l’histoire de Don Quichotte ne parvint pas à guérir cette manie clinique. L’Espagne s’en allait en morceaux, lorsque des hommes graves composaient à son intention des traités sur la conservation des monarchies, et des devises politiques, imitées des emblèmes d’Alciat, à l’usage des princes et des hommes d’État.

La réformation religieuse, malgré la répression impitoyable qui en extermina les chefs, suscita un mouvement réformiste jusque dans le clergé séculier et régulier. Sainte Thérèse, soutenue par les mystiques, inaugura la réforme des ordres religieux, et Melchior Cano, le plus grand théologien de son temps, entreprit de réformer la théologie, dans un ouvrage devenu classique. De tous ces réformateurs, les plus patients, les plus tenaces, les plus heureux furent les jésuites, qui réformèrent si bien la morale par la casuistique, qu’ils eurent la satisfaction de façonner la conscience espagnole sur leur patron. Un membre de la Société, Mariana, l’historien national de l’Espagne, tout en dénonçant sans pitié les vices de la maison, composait avec une rare souplesse d’esprit son traité du régicide. La corruption du goût suivit de près la corruption des mœurs : Gongora fonda la détestable école du cultisme, qui fut la glorification du galimatias en vers et en prose, et le théâtre, aux mains des familiers du Saint-Office, acheva de pervertir le sens commun et le sens moral de la nation. La plupart des grands dramaturges espagnols étaient clercs ou moines, et l’immoralité la plus hideuse se couvrait sur la scène du manteau de la religion.

À partir de Philippe III, le mal était sans remède. La gloire des publicistes-philosophes de la seconde moitié du xvie siècle, indépendamment de leur haute valeur, est d’avoir signalé les causes et les effets de la dépravation générale quand il était encore temps d’y mettre un terme. Pour être entendus, sinon écoutés, ils allaient