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qu’en un autre. Mais ce qui nous paraît à peu près démontré, c’est que, dans les premières expériences, P…r voyait les mouvements de M. B…, non pas ceux de la main, sans doute, ni même peut-être ceux de l’avant-bras, mais tout au moins ceux du coude et de la partie supérieure du bras et du corps ; avec ces éléments, il reconstituait la direction de la main et devinait avec une grande sagacité le point où elle allait toucher. Et pourtant de ce travail intellectuel si délicat rien n’arrivait peut-être à la conscience ; ou plutôt cette opération se traduisait à la conscience du sujet endormi sous forme de piqûre sentie au point même où, selon ses calculs, l’épingle de M. B… avait dû se poser.

Je ne sais maintenant si je dois rapporter l’expérience suivante, qui a été conduite avec trop de légèreté pour qu’on puisse en tirer une conclusion positive. Le jeune P…r étant endormi par moi, je lui prends la main, j’approche mon front du sien, et je lui ordonne de deviner le mot sur lequel je vais fixer mon attention. C’est M. B… qui doit chaque fois écrire au crayon sur une feuille de papier le mot auquel j’aurai à penser ; il écrit d’abord « livre ». Au bout de quelques instants, P…r déclare sans la moindre hésitation que je pense à un livre. — Avec le mot « soufflet », pas de succès. — À la troisième épreuve, M. B… m’indique, toujours par le même procédé, le mot « chapeau ». P…r hésite un peu ; puis, comme s’il éprouvait de la peine à articuler le mot, il balbutie : « Ch… cha… chapeau ». Nous recommençons l’expérience, mais, cette fois, on se borne à me montrer du doigt, dans un livre ouvert au hasard, un mot simple auquel je devrai penser : P…r n’a jamais pu deviner, malgré la multiplicité des expériences ; et c’est en vain que, pour faciliter sa tâche, je l’invitais à désigner une à une les lettres du mot au lieu de le prononcer tout de suite en entier. Quoique nous n’ayons pas eu le temps de faire varier suffisamment les conditions de cette expérience, on peut admettre, je crois, que, dans les premiers cas, P…r avait suivi des yeux le crayon de M. B…, et que, malgré la distance qui l’en séparait, malgré l’impossibilité où il eût été, à l’état de veille, de deviner aux mouvements d’un crayon le mot que l’on traçait, il était pourtant arrivé à le lire. Si c’est bien ainsi que les choses se sont passées, n’est-ce pas un cas vraiment curieux de « simulation inconsciente » que celui de ce sujet qui, connaissant fort bien le mot qu’il devra prononcer, s’y reprend cependant à deux ou trois fois avant de le faire, comme s’il se livrait à un pénible travail de divination ? Et pourtant on ne saurait lui en faire le moindre reproche ; il exécute de son mieux l’ordre qu’on lui donne, et tous les moyens lui sont bons parce qu’il est incapable de désobéir.